Le déconfinement du pays en mai dernier et le recul pris sur les deux mois et demi l’ayant précédé, avaient déjà permis une prise de conscience sur la dégradation de la santé mentale des Français, et notamment celle des télétravailleurs. Mais, la sensibilisation des autorités aux risques psychosociaux, que peuvent affronter les salariés en télétravail, redouble d’intensité depuis le second confinement.

Les résultats de récentes enquêtes, menées par Santé Publique France ou l’Agence nationale de sécurité du médicament, alertent sur l’augmentation des états d’anxiété et de dépression des Français, dont ceux contraints de travailler depuis leur domicile. En ressort aussi l’accroissement de la consommation de psychotropes, de tabac et d’alcool. Aux phénomènes d’addiction peuvent s’ajouter la fatigue morale et la crainte des conséquences économiques sur le marché de l’emploi.

Si nombre de salariés plébiscitent le télétravail, qui permet en outre de diminuer le stress des transports, d’autres peuvent se montrer, en fonction de leur personnalité et de leurs faiblesses psychologiques sous-jacentes, davantage réticents. Les grandes entreprises du quartier d’affaires de la Défense, qui espèrent pouvoir pérenniser la pratique sur un rythme de deux à trois jours par semaine pour leurs salariés éligibles, élaborent donc des stratégies de prévention et d’assistance, à destination des télétravailleurs pouvant pâtir de l’isolement qu’implique ce nouveau mode de travail.

« La santé mentale des Français s’est significativement dégradée », alarmait le ministre de la Santé,  lors d’un point presse largement consacré à la problématique, le 19 novembre dernier. Olivier Véran marquait ainsi la prise de conscience du gouvernement de l’impact psychologique du second confinement au sein de la population ; une constatation déjà soulignée il y a plusieurs mois dans une étude de Santé Publique France sur les conséquences du premier confinement, notamment sur les télétravailleurs.

« Bien ou mal vivre le télétravail dépend vraiment des prédispositions de chacun, fait valoir Wilfried Sebag, psychologue et directeur de l’École de psychologie du travail de Nanterre. Ce qui ressort de mes consultations, c’est que le télétravail est plus pénible que le présentiel à cause de la perte des repères – horaires des repas, regard des autres incitant à prendre soin de soi… Seules les personnes les mieux structurées s’en sortent bien ».

Stress, harcèlement moral ou sexuel, syndrome d’épuisement professionnel… Le ministère du Travail référence toute une typologie des risques psychosociaux auxquels peuvent être confrontés les travailleurs en temps normal. Si le télétravail est majoritairement apprécié de ceux qui l’ont expérimenté, c’est parce qu’il permet aussi d’en éviter. « Certains salariés peuvent être tout à fait satisfaits de ce changement, observe Patrick Le May, docteur au sein du Centre de médecine et de santé du travail (Ciamt) à Puteaux. Il résout en effet la délicate problématique en Île-de-France du transport ».

Un gain de temps et d’énergie qui n’est pas nécessairement converti en moment de détente et autres grasses-matinées par les télétravailleurs. « Le télétravail synonyme de ‘‘vacances’’, est une hypothèse qu’il faut écarter définitivement, tranche Sophie Prunier-Poulmaire, maître de conférence en ergonomie (étude scientifique des conditions de travail, Ndrl) à l’université Paris-Nanterre. Les études sont à peu près unanimes sur le sujet : aucun salarié n’a perdu en productivité ».

La tendance serait même à l’augmentation de la charge et de la durée du travail pour les salariés en distanciel, plus prompts à intensifier leurs efforts et à sacrifier une partie de leurs week-ends. Un facteur supplémentaire de fatigue pouvant aggraver leur état mental. « On dégage dans ce contexte davantage de temps pour son travail, parce que le fait d’être autorisé à officier depuis son domicile induit une forme de culpabilité, qui pousse les salariés à rivaliser de performances », appuie la chercheuse.

Stress, harcèlement moral ou sexuel, syndrome d’épuisement professionnel… Le ministère du Travail référence toute une typologie de risques psychosociaux au travail.

L’un des autres facteurs de risques psychosociaux du télétravail, susceptible d’attenter à l’équilibre personnel et familial de ceux qui le pratique, prend sa source à la fois dans la disparition de leur intimité et dans la difficile conciliation entre vie privée et vie professionnelle. « Le télétravail soulève des angoisses d’intrusion, avec des collègues qui peuvent voir, via les visioconférences, ce qui se passe chez vous, dénote Wilfried Sebag, qui estime aussi que, selon la structure du foyer, ce mode de fonctionnement peut être source de conflits. Dans un couple assez fusionnel, inter-dépendant, il est certain que cela va clasher, s’il est impossible de s’isoler pour travailler ».

Face à la pression et à la déprime, nombreux sont ceux qui se tournent vers l’alcool, la cigarette ou les drogues. Parmi les personnes interrogées dans le cadre de l’enquête de suivi de l’évolution des comportements et de la santé mentale pendant l’épidémie, diligentée par l’Agence nationale de santé publique entre le 23 mars et le 23 septembre, 27 % déclaraient que leur consommation de tabac avait augmenté depuis le confinement. 

11 % reconnaissaient avoir davantage bu d’alcool durant cette période. Le premier confinement avait aussi fait grimper le nombre de prescriptions d’anxiolytiques, « augmentation de +1,1 million de traitements délivrés en six mois par rapport à l’attendu » entre la mi-mars et la mi-septembre, faisait remarquer dans un rapport en date du 9 octobre dernier l’Epi-Phare, l’institut d’études scientifiques de l’Agence nationale de sécurité du médicament.

Que peut faire un télétravailleur lorsqu’il se sent guetté par la dépression, les angoisses ou l’épuisement moral, sans avoir recours ni aux psychotropes, ni à d’autres substances sources de dépendance ? Outre les lignes téléphoniques d’assistance mises à disposition par les autorités publiques (voir encadré), commencent à émerger de plus en plus de dispositifs de prévention et d’accompagnement psychologique des télétravailleurs au sein des entreprises.

Mais, des disparités demeurent selon la taille des sociétés. Les grandes compagnies du quartier d’affaires peuvent mettre plus de moyens que les PME/TPE du secteur pour préserver la santé mentale de leurs collaborateurs. À l’image de Suez, qui a signé en novembre dernier un accord encadrant les modalités du télétravail au sein de l’entreprise. Une démarche qui se généralise et qui touche le nœud du problème : le manque, jusqu’alors, d’organisation pensée et réfléchie autour des conditions du télétravail.

« Le télétravail était déjà une pratique ancrée dans l’entreprise, bien que 40 % seulement de nos collaborateurs l’ait déjà pratiquée avant le premier confinement, relate Laure Girodet, directrice santé-sécurité chez Suez, qui souligne qu’une enquête interne a été menée après le déconfinement pour en évaluer le ressenti chez les salariés. Beaucoup l’ont plébiscité, mais dans notre accord, on n’a pas souhaité aller au-delà des deux à trois jours de télétravail par semaine pour garder une dynamique d’équipe ». 

Actuellement, seuls 10 % des effectifs se rendent en moyenne au siège de la Défense, dans la tour CB21. « Nous avons notamment accordé des dérogations à ceux qui avaient mal vécu la phase une, ce qui était le cas de jeunes vivant en colocation ou de personnes l’ayant mal supportée au point de vue psychologique ». 

Pour combattre l’anxiété des salariés, l’entreprise a aussi transposé ses ateliers de sommeil ou de gestion du stress en ligne. « Nous avons également élargi nos rendez-vous médicaux pris en charge par la mutuelle aux consultations de psychologues », détaille Laure Girodet. Suez met aussi à disposition de son personnel une ligne d’écoute psychologique.

De plus en plus de compagnies d’assurance ou d’entreprises de santé au travail proposent ce service aux multinationales de la Défense. « Nous avons comme clients 40 % du CAC 40, dont Suez, Alstom ou encore General Electric, liste Christian Mainguy, directeur Europe de Workplace Options, pourvoyeur de solutions de santé en entreprise. La France enregistre un retard en la matière, avec seulement 30 % des entreprises de plus de 50 salariés équipées de dispositifs de santé au travail ». 

Dotée d’une quinzaine de psychologues au bout du fil, leur hotline se propose de diagnostiquer les salariés en détresse et de les orienter au besoin vers l’un de leurs 1 500 psychologues partenaires répartis sur le territoire. « Mais la grande question du télétravail de demain sera la formation des managers au distanciel, conclut Sophie Prunier-Poulmaire. La génération de cadres à l’œuvre aujourd’hui devra mieux détecter les signaux faibles envoyés à distance par les salariés en difficulté ». 

Des numéros vert pour bénéficier d’un soutien psychologique

Pour venir en aide aux salariés qui vivent mal le télétravail à plein temps, les autorités ont réactivé un numéro vert (0 800 130 000), reliant les travailleurs en détresse à une plateforme téléphonique d’écoute, accessible 7j/7 et 24h/24. Un dispositif gratuit, d’abord pensé pour les PME et TPE, qui s’ajoutent à des dispositifs semblables mis en place par les collectivités locales.

La Région Île-de-France a, par exemple, prolongé sa cellule d’écoute psychologique à l’attention des chefs d’entreprise, eux-aussi contraints pour beaucoup au télétravail (0 805 655 050) et disponible 7j/7, de 8 h à 20 h. Ces hotlines constituent le principal dispositif d’assistance offert aux personnes vulnérables à l’isolement et aux autres risques psychosociaux (RPS) du travail à distance.