Démissions à la chaîne, suicides, assignation, mise en demeure, médiation : la situation difficile chez Technip, entreprise française du secteur pétrolier, fusionnée en 2017 avec l’américain FMC, n’a semble-t-il pas fini de faire parler d’elle. Et ce n’est pas l’annonce en début d’année d’un prochain déménagement de 1 300 salariés hors de la tour Adria, qui domine le Cnit et la Grande arche (pour emménager à quelques centaines de mètres, Ndlr), qui y change quoi que ce soit.

Assignée en justice par ses représentants du personnel, après des dizaines d’enquêtes et rapports sur les risques psycho-sociaux des salariés, TechnipFMC est mise en demeure le 25 juin dernier par l’inspection du travail. Lors de l’audience du 4 septembre, le Tribunal de grande instance de Nanterre, a désigné une médiatrice judiciaire à la demande de la direction, pour qu’un dialogue s’installe entre la hiérarchie et les représentants syndicaux des salariés de l’entreprise.

Mais les deux parties font entendre des sons de cloche extrêmement différents. Alors que les représentants du personnel semblent dubitatifs sur l’issue de la médiation, la direction, quant à elle, paraît plutôt positive. Débutée le 26 octobre dernier, elle doit prendre fin le 4 décembre prochain, date à laquelle les conclusions seront livrées. Dans l’hypothèse ou la médiation serait un échec, une date de plaidoirie sera fixée en janvier prochain.

« La médiation est couverte par un accord de confidentialité », indique de cette épineuse discussion Christophe Belorgeot, vice-président corporate en charge de la communication de TechnipFMC France. « Les deux parties se sont engagées pour respecter ça, mais je peux vous dire que ça avance », confie-t-il seulement de l’état des échanges.

La crise pétrolière de 2014 et la fusion avec l’entreprise américaine FMC en 2017 ont engendré des plans de réorganisation ayant chamboulé les conditions de travail des salariés.

« L’assignation que l’on a signifié à Technip France est le fruit d’un travail de 18 mois, avec, en 2017, 27 CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et de condition de travail, Ndlr) extraordinaires, sur fond de suicides, de burn-out, et de vives émotions », fait remarquer Bénédicte Ronin, secrétaire du CHSCT, récemment rencontrée aux côtés de Christophe Héraud, délégué syndical central CFDT (syndicat majoritaire depuis décembre 2016, Ndlr) au sein de la filiale française de Technip. Eux semblent nettement moins enthousiastes malgré leur «  devoir de discrétion sur l’affaire ».

Depuis plusieurs années, les salariés de la filière française du groupe Technip sont soumis à des plans de réorganisation. Entreprise d’État à sa création en 1958, il est introduit en bourse en 1994, devenant progressivement l’un des leaders mondiaux du secteur parapétrolier avec plateformes offshore, installations à terre et infrastructures sous-marines. Présent au Cac 40 depuis 2009, le groupe est boulimique et enchaîne les gros contrats jusqu’à la crise pétrolière de 2014 : l’entreprise perd soudain de nombreuses commandes, jusqu’à se voir dans l’obligation de fusionner.

«M. Macron, lorsqu’il était ministre de l’Economie, voulait faire de Technip l’Airbus du parapétrolier, commente de ce rapprochement forcé le syndicat central CFDT. Mais la fusion avec les Américains ne se passe pas bien, et les résultats économiques ne sont pas au rendez-vous, le cours de l’action chute. »

La mauvaise santé financière de l’entreprise et les réorganisations en découlant se manifestent vivement chez les salariés. Entre 2016 et 2018, le nombre de démissions triple. Parallèlement, trois salariés se suicident entre 2015 et 2017, dont deux sur leur lieu de travail. Le premier, expatrié en Chine, se donne la mort en 2015, et le second le fait en 2016 à la Défense.

Le troisième met fin à ses jours chez lui, huit mois plus tard. « C’était un homme brillant, qui avait connu une évolution parfaite chez Technip, il était marié, avait quatre enfants, bossait tout le temps » , précise la secrétaire du CHSCT. Son profil est ainsi celui du « technipien parfait », dévoué à son entreprise et à ses valeurs. Pour Christophe Héraud, de nombreux salariés, cadres comme techniciens, sont de plus en plus isolés, notamment suite à l’externalisation de certaines fonctions support.

Présent au Cac 40 depuis 2009, le groupe est boulimique et enchaîne les gros contrats jusqu’à la crise pétrolière de 2014 : l’entreprise perd soudain de nombreuses commandes.

« Tous ces facteurs sont un cocktail explosif, qui a cassé les mécanismes de régulation (cohésion des équipes, fierté des réalisations de l’entreprise, évolution et promotion, Ndlr.), confie Bénédicte Ronin. Rebâtir la confiance dans le contexte actuel s’avère compliqué. » Pour répondre à ces inquiétudes, l’entreprise doit mettre en place un plan de prévention des risques psychosociaux, portant sur les risques pour la santé mentale, physique ou sociale, engendrés par les conditions d’emploi et les facteurs organisationnels et relationnels susceptibles de perturber les salariés.

« Mais le plan RPS de Technip était caduc, il n’y avait rien dedans, face à chacun des trois suicides, la direction a adopté une posture de déni et refusé de mettre en place un plan d’urgence, assure Christophe Héraud. Nous nous sommes donc demandé comment aborder le problème. Nous avons alors décidé, avec l’aide d’experts, de mener une analyse critique des dispositifs de prévention des RPS soit disant mis en place, et c’est ce qu’a retenu l’inspection du travail. Au bout de 2 ans, on a fini par assigner la direction sur son obligation de sécurité vis-à-vis de ses salariés. »

Au regard de la loi, l’employeur est en effet tenu de prendre des mesures destinées à prévenir les risques psychosociaux. Ces mesures peuvent être mises en place soit lorsque la situation l’impose, comme lors de suicides de salariés, soit en amont d’une réorganisation de l’entreprise pouvant avoir des conséquences sur leur santé.

Le 28 juin dernier, la Direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) adresse une mise en demeure à la direction pour « non-respect du principe de prévention d’évaluation des risques psychosociaux ». Elle enjoint à « procéder à une évaluation des risques de l’ensemble de l’entreprise portant sur les facteurs psychosociaux de risques », et à élaborer et mettre en œuvre sous six mois un « plan d’action prenant en compte les résultats de l’évaluation », indique cette mise en demeure que La Gazette s’est procurée.

Depuis 2015, l’entreprise a fait l’objet de huit expertises à la demande du CHSCT, d’une dizaine d’enquêtes sur les risques psycho-sociaux, et d’une enquête sur la qualité de vie au travail ayant diagnostiqué près de 400 salariés en situation critique face au stress. Enfin, un rapport annuel du service médical de 2016 constate un « climat anxiogène fait de démotivations, de crises de larmes, et de problèmes avec la hiérarchie directe ».

Deux des rapports d’expertise présentés en 2016 et 2017 font état « de la complexité de la charge de travail et de la charge mentale réalisées dans ce département » pour le premier d’entre eux, et « de la culture du surinvestissement au travail et d’une sur-responsabilisation individuelle des salariés » pour le second.

« Nous sommes quand même une boîte du Cac 40, et nous allons nous retrouver au 31 décembre avec de très nombreux accords syndicaux caducs, poursuit Christophe Héraud. Plus d’accord handicap depuis 2015, pas d’accord égalité homme-femme, pas de négociation sur la gestion provisionnelle des emplois et des compétences (GPEC, Ndlr), toujours pas d’accord non plus sur la compensation des temps de déplacements. Tous sont obligatoires, mais face aux mal-être des salariés, on a décidé de prioriser la santé des salariés et la prévention des risques psychosociaux. »

Une des problématiques majeures, d’après les deux représentants du personnel, résiderait dans « l’absence d’investissement dans les ressources humaines ». Bénédicte Ronin indique par ailleurs que pour le médecin du travail, « tous les voyants sont au rouge ». Le directeur des ressources humaines serait en train d’être recruté, après que l’ensemble de l’équipe chargée des ressources humaines soit partie en septembre dernier.