En février, Mediapart publie un article sur les burn-out ayant touché en masse les cadres dirigeants de l’entreprise de gaz et d’électricité Engie. Le site internet d’investigation s’est en effet procuré le bilan annuel 2017 de la médecine du travail de Management company, aussi nommée « Manco » en interne, l’entreprise qui regroupe les « top executives » du groupe. Ce bilan accablant relate qu’en 2017, un quart des cadres dirigeants étaient touchés par le syndrome d’épuisement professionnel, ou burn-out.

« 2017 : la moitié de la population Manco vue, quasi-doublement en un an du nombre de salariés entrés dans la spirale du burn-out », indique le rapport. Alors que la direction, consciente du problème, assure avoir mis en place des dispositifs adéquats, les syndicats de l’entreprise dénoncent l’opacité qui règne autour de la Manco, et les méthodes de la direction. Ce rapport de la médecine du travail a été communiqué aux dirigeants du groupe au printemps 2018.

« En 2017, sur les 194 salariés vus par le médecin chargé de la Manco, 48 % ont été diagnostiqués comme étant entrés dans un processus de burn-out, soit un quart du nombre total de salariés de Manco », indique ce rapport médical dévoilé par Mediapart. « En 2015, seuls 5,8 % des salariés examinés étaient dans ce cas, est-il rappelé pour illustrer la recrudescence des burn-out. À l’inverse, en deux ans, on passe de 67,6 % à 32,5 % de salariés déclarant aller « bien » ou « très bien » ».

Filiale du groupe Engie qui abrite la plupart de ses plus hauts dirigeants, environ 380 en 2017, 250 aujourd’hui selon la direction, la Management company, dite « Manco », a été créée en 2008.

En tout, 54 salariés ont été évalués par le médecin spécialiste des risques psychosociaux (RPS) comme étant en « phase 2 » du processus d’épuisement professionnel, qui en comprend quatre. « À force de s’habituer à un état de stress permanent, la personne entre dans une sorte de méconnaissance de son état, expose ce rapport de la phase 2. Elle ne ressent plus les effets du stress, les réactions physiques d’alarme disparaissent progressivement. Le corps s’accoutume à la souffrance. »

La « phase 3 » de « rupture durant laquelle le corps de la personne atteint progressivement ses limites », quant à elle, concernait 32 autres salariés. Elle donne lieu à des symptômes tels que « modification du comportement, perte d’énergie, retrait de la vie sociale, isolement, sentiment de perte de sens ». Trois employés étaient quant à eux diagnostiqués au stade 4, étape ultime du burn-out, indique Médiapart.

La Management company est la filiale du groupe Engie qui abrite la plupart de ses plus hauts dirigeants, environ 380 en 2017, 250 aujourd’hui selon la direction. Dite « Manco », elle a été créée en 2008 pour y salarier les cadres dirigeants issus de GDF, de Suez et du britannique International power, tous fusionnés dans le groupe GDF-Suez. Devenu Engie en 2015, il compte 160 000 salariés dans le monde, dont 70 000 en France.

« La plupart des cadres dirigeants travaillent sous un système de mise à disposition, avant la fusion ils étaient dans l’entreprise où ils pouvaient bénéficier du CHSCT (Comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail, Ndlr), par exemple », analyse Eric Buttazzoni, coordinateur de la CGT Suez (syndicat majoritaire, Ndlr). Il critique le manque de protection salariale, et le « régime de mercenaires » engendré par leur intégration dans la Manco.

« Ils veulent des tueurs, et ces personnes-là bénéficient d’un mode de management qui est destructeur, car opaque et 100% individualisé », estime Sébastien Michel, son homologue à la CFDT Suez. Selon ce dernier, le manque de représentation salariale et d’accords entraînent une certaine opacité de cette structure.

Pour la CGT, la situation de la Manco est directement liée à l’état de santé de l’énergéticien. « Le groupe n’allait pas nécessairement très bien, et Isabelle Kocher (arrivée à la tête du groupe en 2016, Ndlr), mettait une forte pression sur le changement majeur d’orientation du groupe, alors qu’en parallèle, il fallait éviter une catastrophe économique », explique Eric Buttazzoni. Pous lui, cela a entraîné une « pression » des dirigeants pour fournir des résultats.

Pierre Deheunynck, directeur général adjoint d’Engie chargé des ressources humaines, interrogé par Mediapart, reconnaît que le bilan de ce rapport décrit « une situation grave », mais insiste sur le contexte très compliqué dans lequel baignait Engie en 2016 et 2017. « En 2012, le groupe réalisait un chiffre d’affaires de 97 milliards d’euros, informe-t-il. En 2015, il était tombé à 66 milliards », exposait-il.

Avenir peu reluisant des centrales à charbon, pertes de résultats, fusion entre Suez et GDF comme acquisitions réalisées au fil des années formaient pour lui une combinaison dangereuse. « Nous avons annoncé début 2016 un changement radical dans la stratégie du groupe, rappelle Pierre Deheunynck. En trois ans, 16 milliards d’actifs seront vendus, dont les activités historiques de GDF, et l’entreprise est passée dès le début 2016 de 5 branches à 24 « business units », plus autonomes et moins centralisées. »

Le groupe Suez a alors pris la décision de sortir de la production d’électricité, et de s’éloigner des
activités fondatrices dans le Gaz naturel liquéfié (GNL) pour tenter de se recentrer sur les énergies renouvelables et les services. Aucune suppression de poste n’a été engagée en 2016. La situation change en avril 2017 : Engie lance le plan Calista, qui entend réorganiser les activités du siège, où travaillent 75 % des cadres dirigeants de la Manco. En tout, 515 postes sont supprimés sur environ 2 200, parmi les fonctions supports : ressources humaines, finance, communication.

En parallèle, 130 personnes quittent également l’entreprise dans le cadre d’un plan de départ volontaire, dont une vingtaine de cadres au sein de la Manco en mobilité interne, et 80 quittent l’entreprise, dont la moitié vers la retraite. Pierre Deheunynck estime que ces départs étaient inévitables : « En 2016, 140 salariés étaient « chargés de mission » ou « conseillers spéciaux », c’est-à-dire qu’ils se retrouvaient en fait sans job réel. »

Les cadres dirigeants ne sont pas à l’abri d’une rechute, alerte le coordinateur de la CGT en évoquant le « programme 2019/2021 » : il envisage un plan d’économies de 800 millions d’euros.

« Un salarié privé de job réel, c’est socialement et psychologiquement aussi violent que s’il s’entend dire qu’il faut envisager un départ et qu’on a six mois pour en discuter  », répond donc le directeur des ressources humaines. Il affirme avoir été conscient de la sitaution, l’ayant mené à commander à la médecine du travail un rapport détaillé sur les risques psychosociaux.

Interrogé par La Gazette, le groupe Engie affirme que « la direction a demandé au médecin du travail un suivi renforcé avec une attention particulière portée aux risques psychosociaux ». Il précise que ce rapport est « fondé sur les 191 visites effectuées sur un total d’environ 350 salariés, et les 48 % évoqués dans l’article [de Mediapart] sont donc 48 % des 191 salariés vus sur les 320 salariés de la  Manco ».

« La situation d’aujourd’hui n’est plus la même, commente une attachée de presse du groupe Engie. « Nous avons en effet progressé, même si nous avons conscience que nous devons poursuivre l’accompagnement de chaque individu qui pourrait se trouver en situation de difficulté », informe-t-elle. Selon elle, Engie reste « très vigilant sur ces questions », et a « complété le dispositif existant » par un réseau de « personnes de confiance » depuis le début de l’année.

Selon les informations de Mediapart, le nombre de hauts cadres en burn-out aurait été divisé par deux en un an, ce qui peut s’expliquer en partie par le départ d’une centaine de personnes de cette filiale. Mais les cadres dirigeants ne sont pas pour autant à l’abri d’une rechute, alerte le coordinateur de la CGT en évoquant le « programme 2019/2021 » d’Isabelle Kocher : il envisage un nouveau plan d’économies d’environ 800 millions d’euros.

« Ce qu’on sait, c’est que visiblement, quand elle l’a annoncé au comité de direction, ça a gueulé », rapporte-t-il. « Mais à la base, elle avait présenté un plan d’un milliard d’euros », ajoute Eric Buttazzoni. « Les analystes financiers et les investisseurs attendent des résultats, alors que le groupe a abandonné des activités qui rapportaient, analyse le responsable syndical. Donc maintenant, [Isabelle Kocher] est obligée de mettre la pression sur les cadres dirigeants. »

Par ailleurs, les résultats de l’enquête de satisfaction des salariés, Engie & me, ont été révélés courant février 2019, et ne semblent pas rassurants compte tenu du passif du groupe. « Les problèmes qui ressortent en premier, c’est d’abord le management, quasiment dans toutes les filiales, informe Sébastien Michel pour la CFDT. Et puis vient ensuite le salaire. »