Les violences sexistes au travail, qu’elles soient de bas niveau telles les blagues à caractère sexuel, relèvent du harcèlement, voire de l’agression, sont-elles encore taboues dans les grandes ou plus petites entreprises de la Défense ? Elles sont nombreuses à mettre en place, par obligation légale comme par volonté managériale, des dispositifs de prévention comme de résolution de ces faits pesant sur les salariées.

En France, une majorité des femmes, plus ou moins écrasante selon les études et sondages réalisés ces dernières années, affirment en effet subir des actes sexistes, aujourd’hui considérés comme une forme de violence sur le lieu de travail. A la Défense, selon les témoignages recueillis par La Gazette, ceux-ci ne sont pas plus rares qu’ailleurs. Au sein des grandes entreprises du quartier, mais aussi des plus petites, si le sujet n’est plus ignoré ces dernières années, il resterait encore très dépendant de chaque société, voire de chaque service ou équipe de travail.

Dans l’atmosphère plutôt feutrée des cadres, comme pour les sous-traitants et personnels détachés placés dans une situation peu propice au signalement de tels actes, la discrétion, celle des salariés mais aussi des hiérarchies, serait ainsi érigée en vertu cardinale. Question de réputation. En attendant, il reste difficile pour les femmes de se manifester, en particulier compte tenu des rapports hiérarchiques, omniprésents à la Défense. Celles-ci ne seraient d’ailleurs pas toujours conscientes de l’aspect sexiste, franchissant parfois la frontière de l’agression sexuelle, d’actes dont elles peuvent être victimes.

Selon les interlocuteurs syndicaux contactés ou croisés dans le cadre de cette enquête, faute de moyens de recours connus, et d’efficacité de la justice lors des situations les plus graves, les salariées percevraient également avec acuité la menace qui peut peser sur leur emploi en cas de signalement. Pourtant, certaines grandes sociétés ont aujourd’hui pris pleinement conscience de la nécessité sociale comme économique de proposer une atmosphère de travail propice aux deux sexes.

« On a eu aux Prud’hommes, pour une grande entreprise, trois ou quatre directeurs qui avaient fait une grille de notation des fesses des collaboratrices, avec leurs photos dans un bureau, se souvient sans aménité Gérard Behar, vice-président de l’union départementale de la CFE-CGC des Hauts-de-Seine. Evidemment, ça s’est su un jour […], et évidemment, on nous a fourni toutes les photos… »

« Je suis très interpellée, fondamentalement, par l’omerta et le trou noir de manière générale sur ces questions-là », analyse Catherine Pibarot (à gauche), ici aux côtés de Catherine Guichardin, présentes au local CFDT de la Défense vendredi dernier où elles ont présenté le réseau de ressources CFDT’elles.

S’il a été mis au courant de cette classification, c’est uniquement car « ils étaient venus pour dire que c’était un licenciement abusif ». L’affaire avait alors été découverte par d’autres salariés, qui ont menacé l’entreprise de la dévoiler publiquement. « Ils ont été licenciés pour faute grave, approuve ce juge prud’homal. Il y avait 100 à 150 preuves de femmes différentes, les gars se lâchaient ! »

Dans la plupart des entreprises, y compris celles de grande taille et y compris celles de la Défense, le silence interne resterait encore de mise, assure Catherine Pibarot, déléguée syndicale CFDT travaillant dans le quartier d’affaires, et l’une des trois cofondatrices du réseau de ressources syndical CFDT’elles, croisée lors d’un déjeuner consacré aux violences sexistes au local syndical de la Défense, vendredi dernier. « Je suis très interpellée, fondamentalement, par l’omerta et le trou noir de manière générale sur ces questions-là », analyse-t-elle de la situation actuelle, en France comme dans le quartier.

« Elles régulent en leur sein, à l’aide d’outils d’éthique, de médecine du travail, par la Direction des ressources humaines (DRH), et organisent un masquage des problèmes, détaille cette militante syndicale. Les personnes [responsables] disparaissent, il n’y a jamais un système d’instruction et de jugement interne [appliquant] une publicité des décisions de discipline dans l’entreprise. » Alors, du point de vue de cette professionnelle de la gestion des risques industriels, la situation à ce niveau est peu propice à une amélioration des pratiques : « En matière de violences au travail, sexuelles ou non, on est encore dans un état où les risques ne sortent pas. »

Sa collègue cofondatrice de CFDT’elles, leur réseau créé au sein du secteur des entreprises de l’énergie, qui compte plusieurs dizaines de milliers de salariés à la Défense, l’interrompt pour nuancer ce tableau extrêmement sombre. « Je travaille avec la DRH, avec une personne très investie qui essaie de développer au sein du groupe une vraie prise en charge des victimes, j’espère qu’il arrivera à faire ce qu’il souhaite », rapporte Catherine Guichardan des premiers progrès observés.

« Il y a quand même des prises de conscience au niveau national, poursuit-elle en évoquant, entre autres, les scandales de harcèlements sexistes ayant touché ces derniers mois de nombreux médias. C’est parce que ça bouge à l’extérieur que ça va bouger dans nos boites. » Mais pour l’instant, les actions visant à réduire les violences sexistes, des blagues autrefois jugées grivoises jusqu’aux agressions physiques en passant par le harcèlement, resteraient plutôt cloisonnées : « Ça dépend des services, des managers, des directions du personnel, ça dépend des personnes qui gèrent ce type de situations. »

Le cadre juridique interne aux entreprises, lui, commence à se mettre en place par l’intermédiaire de la création récente des Comités sociaux et économiques (CSE) en remplacement de l’ensemble des instances représentatives du personnel existant auparavant. Désormais, lorsqu’un CSE est créé, comme dans de nombreuses entreprises de la Défense viennent de ou vont le faire prochainement (elles ont jusqu’au 1er janvier 2020, Ndlr), le droit du travail impose la mise en place d’un référent en matière de lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes.

« Il faut qu’on forme et qu’on informe nos militants sur ce sujet, maintenant, c’est de la responsabilité de l’employeur, et il faut le leur rappeler », avance Géraldine Cornette, secrétaire générale de la CFDT Paris Île-de-France en charge de l’égalité professionnelle, également présente au déjeuner de son syndicat auquel assistaient une vingtaine de délégués syndicaux.

Elle rappelle cependant qu’un cadre juridique reste vain sans implication de la hiérarchie des entreprises. « C’est la direction qu’il faut viser, qu’elle fasse une sensibilisation de ses managers, estime-t-elle des actions à mener. Ce sont les managers de proximité qui vont être témoins ou agir en ce sens. […] Après, nous, on peut aussi le faire au niveau des salariés. »

En effet, si les violences physiques les plus graves sont communément admises comme telles au sein des sociétés, il est loin d’en être de même lorsqu’elles sont psychologiques. « Souvent, quand on parle avec les gens, la question c’est où s’arrête la blague, et à quel moment on passe dans le sexisme ?, interroge la spécialiste de la CFDT francilienne. Où est la drague et où on passe dans le harcèlement et les violences ? »

Pour Géraldine Cornette, certains comportements mal vécus restent relativement fréquents. « On entend encore bien « c’était juste une blague comme ça », mais ça peut être assez lourd, ça peut déraper, et il faut connaître les limites ». Alors, elle axe souvent ses actions de prévention sur ces limites parfois franchies : « Toutes ces petites choses amènent les agresseurs à avoir un terrain facile quand personne ne sensibilise. »

Sans information claire sur ces limites, l’atmosphère du lieu de travail peut alors, selon elle, devenir oppressante, voire dangereuse. « L’agresseur n’est pas un malade mais un manipulateur, il sait ce qu’il fait et peut repérer des victimes faciles s’il a un terrain où il peut agir sans qu’on lui dise quelque chose, et sans sanctions, analyse-t-elle. S’il voit que des choses sont mises en place pour que ça n’arrive pas, il n’ira pas jouer sur ce terrain-là sur son lieu de travail. »

Les violences sexistes au travail, au fur et à mesure de l’absence de sanction, peuvent en effet prendre des dimensions dramatiques, jusqu’aux agressions physiques, pour lesquelles la justice n’aurait pourtant à ce jour que peu de sévérité, faute de prise en compte comme de moyens suffisants. Ainsi, en 2013, seules cinq condamnations pénales sont intervenues dans les Hauts-de-Seine pour des violences faites aux femmes sur le lieu de travail, assure le juge prud’homal Gérard Behar.

Il se souvient encore de cette réunion de 2014, tenue avec des associations spécialistes du sujet, le sous-préfet, la police et d’autres institutions d’Etat sur ce sujet. Il n’en avait pas cru ses oreilles en entendant ce chiffre extrêmement faible. « Pourtant, lors du tour de table, beaucoup plus que cinq femmes étaient violentées, rapporte-t-il. On était mal quand on entendait ce qu’il se passait […], avec des gens des associations qui rapportaient des choses inimaginables. »

Alors, pour éviter d’en arriver à ces extrémités, quelles solutions adopter pour les managers face à des situations moins dramatiques, où l’agresseur peine parfois à s’identifier comme tel ? « Ils ne comprennent pas, pour eux, c’est monté en épingle, on a voulu leur nuire, s’étonne ainsi la cofondatrice de CFDT’elles Catherine Pibarot à propos de bien des situations de harcèlement. Et c’est là qu’il y a du travail, au niveau de la prévention à faire : ça passe moins par des discours que par montrer, et parler des situations, de façon dépassionnée, pour faire prendre conscience sans agresser. »

Chez les victimes, les prises de conscience sont parfois tardives, y compris lorsqu’elles finissent par solliciter une organisation syndicale. « Souvent, les gens viennent nous voir sur des questions de harcèlement moral, témoigne ainsi Vincent Pigache, le secrétaire général de l’union départementale de la CFDT des Hauts-de-Seine. Ce n’est qu’en détricotant qu’ils parlent d’un jeu de séduction, et on se rend compte que le harcèlement est plus que moral… »

Lorsqu’un Comité social et économique (CSE) est créé (les sociétés ont jusqu’au 1er janvier 2020, Ndlr), le droit du travail impose la mise en place d’un référent en matière de lutte contre le harcèlement sexuel et les agissements sexistes.

Mais il reste cependant très rare que les victimes se manifestent hors de l’entreprise, du moins dans et autour du quartier d’affaires. « J’ai reçu deux fois des femmes qui parlaient non pas de violence mais de harcèlement », poursuit-il ainsi de son expérience personnelle. Dans les deux cas, les salariées étaient employées et non cadres, l’une par un contrat de sous-traitance, donc à la vulnérabilité renforcée, estiment plusieurs des responsables syndicaux croisés lors de cette enquête.

Chez les cadres, l’atmosphère resterait en effet celle d’un silence généralisé hors des entreprises. « Est-ce que c’est parce que ce sont de grandes entreprises ? Que comme ce sont des cadres, il n’y a pas quelque part une espèce de négociation directe ?, se demande Vincent Pigache. Il y a probablement quelque chose de l’ordre du feutré, plus qu’ailleurs, ce public ne faisant pas forcément d’éclaboussures. »

Difficile, aussi, de ne pas poser la question des habitudes de direction et de conduite de carrières historiquement masculines, pour expliquer une partie du silence entourant encore fréquemment ces situations chez les cadres. « C’est indirectement dépendant du fait qu’il y ait plus d’hommes en situation de management et de top management, estime ainsi Catherine Pibarot. Quand on veut arriver en situation de pouvoir, on veut adopter les habits masculins et la violence masculine. Plus les femmes sont présentes aux niveaux de pouvoir et de responsabilité, moins elles auront à batailler… »

Si les entreprises sont en situation de responsabilité au sujet des violences sexistes et sexuelles au travail, les organisations syndicales, encore très largement dirigées à tous niveaux par des hommes, assurent s’être positionnés plus fermement comme interlocuteurs d’éventuelles victimes ces dernières années.

« Nous réaffirmons la nécessité d’intensifier la mobilisation de nos militantes et militants, d’amplifier nos actions en faveur de l’égalité professionnelle et de faire progresser la mixité au sein de nos organisations », s’engageait ainsi la CFE-CGC dans un récent texte résumant ses positions à la presse. « Comme on est dans l’entreprise, on peut déjà agir dans l’entreprise, reconnaît Vincent Pigache pour la CFDT des Hauts-de-Seine. On a tout un travail et une responsabilité dans l’entreprise, même si c’est celle de l’employeur. »

Cette mobilisation en faveur d’un environnement de travail plus propice aux femmes, est affirmée officiellement par la plupart des sociétés comme une priorité, l’est d’ailleurs déjà en pratique chez certaines. « De grandes entreprises comme Safran, au-delà de se défendre, disaient que ça change l’ambiance de l’entreprise, la façon de travailler, que c’est plus profitable de travailler dans une ambiance sereine, espère ainsi Géraldine Cornette, la spécialiste égalité de la CFDT francilienne, en se souvenant d’un récent colloque en Essonne. Peut-être que toutes les entreprises ne sont pas conscientes de ça, mais ça change, notamment car la parole se libère, ce qui est notre rôle dans l’entreprise. »