Courriels tardifs, envoyés le soir ou le week-end, formules de politesses oubliées, messages « brouillons » ou remplis de fautes d’orthographe : les salariés de la Défense sont bombardés de sollicitations, parfois malvenues. Si des outils se créent, à l’image de ceux de la jeune pousse du quartier Mailoop, pour limiter le nombre de courriels, l’usage de ce canal d’échange est normalisé au point qu’il faudrait parfois protéger les salariés d’eux-mêmes, poussés par une hyper-connexion qui peut mener au burn-out.

Le temps de concentration d’un cadre entre deux interruptions est ainsi estimé à 8 min par Arthur Vinson, le fondateur de Mailoop, jeune start-up hébergée par le nouvel incubateur de Paris La Défense. « Le degré de connexion est à corréler au degré de sensibilité aux sollicitations. Plus on monte dans la hiérarchie, plus le degré de sensibilité baisse, annonce-t-il aux présents lors d’un atelier dédié au sujet, mardi 12 mars dans les étages de Coeur Défense. On pense que l’on peut gérer cette sur-connexion, jusqu’au jour où l’on ne peut plus. C’est le début d’un burn-out. »

Les chiffres donnés par Mailoop sur l’impact du numérique dans la vie des salariés et cadres dressent en effet un tableau bien sombre des courriels, qui, bien qu’utiles, peuvent également se révéler nuisibles : 70 % des cadres se connectent en congés, 64 % le week-end, et 58 % en soirée. Le numérique est devenu la première cause de stress chez les cadres, et 75 % d’entre eux souhaitent la mise en place d’outils de régulation. Enfin, seulement 19 % des courriels sont considérés comme indispensables.

Le numérique est devenu la première cause de stress chez les cadres, et 75 % d’entre eux souhaitent la mise en place d’outils de régulation.

« Prenons pour exemple les entreprises qui notent les heures d’arrivée et de sortie des salariés », éclaire Marc-Antoine Marcantoni, juge au conseil des prud’hommes de Nanterre. « Lorsque le travailleur a effectué son nombre d’heures maximal, il ne peut plus passer le portillon. Que fait le salarié ? Il va à la caféteria, se branche sur le wi-fi, et quand il peut rentrer, il rentre », détaille ce membre de la CFE-CGC.

« Pour éviter les phénomènes de harcèlement, sous la pression des grandes organisations syndicales, l’inscription du droit à la déconnexion se généralise », détaille-t-il. « Toutefois, certains dilemmes demeurent : si je ne répond pas, je n’ai pas de problème, mais à la fin de l’année, lors de mon évaluation on va me dire que je ne suis pas bien disponible pour la boîte », nuance-t-il de l’efficacité de ces mesures.

« À ce titre, nous sommes dans une société de l’angoisse », analyse Ariane Le Jeune, consultante francilienne, psychologue en entreprise qui s’est réorientée après avoir travaillé dans une société d’ingénierie informatique à la Défense. « Le monde de l’entreprise est anxiogène : on dit de quelqu’un qu’il est mort lorsqu’il n’est plus dans le coup, on parle de placard, etc, estime-t-elle. S’ériger contre ce système, c’est prendre le risque de s’esseuler, or personne ne veut être seul. »

« Nous sommes dans l’ère de l’instantanéité, comme si tout était urgent. Ce n’est pas parce qu’un mail est signé « Urgent » qu’il l’est vraiment. Les médecins urgentistes par exemple, eux, sont dans l’urgence, souligne-t-elle. N’oublions pas que la valeur professionnelle se fait avec les années d’expérience et non par un mail que l’on aurait oublié. Il faut se demander : travaille-t-on correctement ? Est-ce qu’on fait le boulot de fond ou est-ce qu’on répond à des mails ? »

Selon Arthur Vinson, créateur de Mailoop : «  On pense que l’on peut gérer cette sur-connexion, jusqu’au jour où l’on ne peut plus ».

À la Défense, cœur du réacteur économique et financier français, la psychologue souligne la difficulté que peuvent éprouver les salariés à se remettre en question. « Dans ma démarche, je propose aux gens de se questionner, mais dans beaucoup d’entreprises, ce n’est juste pas pensable !, s’indigne cette spécialiste. On va rajouter des petites propositions, comme le droit à la déconnexion, mais c’est l’arbre qui cache la forêt, ce ne sont pas les outils, mais le système qu’il faut repenser : les cadres semblent hyperconnectés, donc on suit la tendance, parce qu’on veut en être. »

La jeune start-up Mailoop compte 3 ans d’existence, elle commercialise son offre depuis deux ans, et intervient en plusieurs étapes dans les entreprises. Elle sensibilise sur l’impact des courriels sur l’organisation de l’entreprise et les individus, elle diagnostique ensuite, au moyen d’un audit, les échanges internes de l’entreprise sans en regarder le contenu, puis les régule, grâce à un module qui permet de collecter les ressentis des collaborateurs.

Ces derniers sont collectés au moyen d’un système de notation anonyme, personnalisé par l’entreprise. Une méthode discrète pour placer face à leurs pratiques ceux qui oublient les formules de politesse, multiplient les courriels alors qu’ils pourraient en synthétiser l’information dans un seul, ou encore ne se relisent pas et collectionnent les fautes d’orthographe. Son produit, félicité par plusieurs prix d’innovation, séduit bien des entreprises y compris dans le quartier d’affaires, à l’instar du spécialiste de l’audit Mazars.

Lors de la présentation dans au S’lab, l’incubateur qu’elle occupe au sein des bureaux de Cœur Défense de l’établissement gestionnaire et aménageur du quartier, Paris la Défense, les présents se sont toutefois montrés précautionneux. « L’outil peut certes assainir le mail, mais ne peut pas soigner ‘la bête’ », argue ainsi Franck Halegoi, contrôleur qualité à son compte, soutenant que c’est avant tout « l’organisation de l’entreprise qui doit changer ».

Pour Salomé, consultante « RH people and change » pour le cabinet de conseil Wavestone, cette transformation de l’entreprise passe forcément par le soutien du management de haut niveau. Elle pourrait cependant se confronter à certaines limites : « Tout le monde n’est pas ouvert au feedback. Tous les collaborateurs veulent en avoir, sauf les managers, qui n’appliquent pas forcément les remarques récoltées. »

Même son de cloche pour Judicaëlle, qui travaille aux ressources humaines pour le groupe de BTP et d’infrastructures ferroviaires Consolis. « C’est intéressant pour mettre la discussion sur la table, mais cela nécessite dans tous les cas la validation de la hiérarchie, juge-t-elle. Cela reste un outil : ça devient ce que l’on en fait. »

Droit à la déconnexion : les cadres en première ligne

Depuis le 1er janvier 2017, le droit à la déconnexion a fait son apparition lors des négociations annuelles obligatoires sur la qualité de vie au travail, la loi ne donne lieu a aucune sanction en cas de manquement sur les négociations ou sur la définition d’une charte. Selon les organisations syndicales spécialistes des cadres, elle resterait d’ailleurs mal appliquée et son non-respect peu sanctionné.

« Pour la DRH, le droit à la déconnexion peut se résumer ainsi : rien n’oblige les salariés à se connecter ! », soutient du nouveau cadre juridique la CFDT. « Lacunaire », la loi est taclée par l’organisation syndicale qui pointe du doigt, dans ses plaquettes consacrées au « droit et devoir de déconnexion », une loi «  qui n’apporte pas grand-chose » et pour qui « la qualité de vie au travail ne se décrète pas ».

« Il faut toutefois bien distinguer le harcèlement du droit de la déconnexion », précise le conseiller Marc-Antoine Marcantoni, affilié à la CFE-CGC. « Il y a un enjeu de santé, puisqu’être connecté en permanence peut mener au burn-out, mais la différence, c’est que bien souvent, le salarié est d’accord pour dépasser de lui-même ses horaires », ­analyse-t-il.

Au conseil de prud’hommes de Nanterre, « on voit émerger quelques affaires concernant le droit à la déconnexion, lorsque les demandes sont trop importantes », rapporte-t-il, avant de poursuivre : « Ce n’est pas courant, mais ça arrive. Ces dossiers ne sont pas faciles à documenter, ne serait-ce que parce que si le patron a les historiques de connexion, ce n’est pas le cas du salarié. »

« C’est lorsqu’un incident arrive qu’une enquête est menée, permettant l’accès à ces historiques », note-t-il des cas qui parviennent aux Prud’hommes. « Le principe des accords QVT (Qualité de vie au travail, Ndlr), ce n’est pas seulement de protéger le salarié contre son employeur, mais également de protéger le travailleur contre lui-même », rappelle-t-il des salariés parfois dynamiques jusqu’à s’en léser.