Une certaine tension se diffuse dans la salle d’audience, avant même l’arrivée du prévenu dans le box des accusés. Le 10 novembre dernier au tribunal de Nanterre, une des plaignantes refuse de s’asseoir sur le banc des parties civiles, en face de l’homme à comparaître. Elle ne voudrait avoir à croiser son regard. Or celui-ci n’est personne d’autre que son propre père. Ambiance. L’explication tient aux chefs d’inculpation retenus contre cet homme de 55 ans : violences habituelles sur conjointe, violences sur mineurs et surtout agressions sexuelles incestueuses sur mineur de moins de 15 ans et sur mineures de plus de 15 ans. Des faits qui auraient été commis à plusieurs reprises entre 2015 et 2021.

Tout partira d’une plainte déposée par la femme du prévenu au commissariat de Puteaux au printemps dernier. Au cours de ses auditions – ne pouvant excéder « l’heure de liberté » dont elle dispose alors – madame K. y dénoncera l’ascendance et les violences répétées qu’elle aurait subies depuis 2002 [le prévenu ne sera poursuivi que pour les faits non prescrits] de la part de son mari. Elle y évoquera aussi l’atteinte sexuelle perpétrée sur son fils d’une douzaine d’années dans le lit conjugal par son époux. Également entendues par les enquêteurs, les deux filles de ce père de quatre enfants ne manqueront pas d’y décrire un homme traitant sa femme et sa progéniture comme ses serviteurs et ayant des gestes et des regards appuyés des plus équivoques avec elles.

« Dans le P.V. d’audition, sont évoqués des coups de ceinture… Pouvez-vous nous raconter ? », demandera la présidente du tribunal à la mère de famille à la barre. « Nous étions au feu d’artifice du 14 juillet. Le bruit a fait pleurer ma fille. Il m’a alors dit que c’était de ma faute, que c’est moi qui avait voulu sortir. Nous sommes rentrés à la maison et alors il m’a donné des coups de ceinture ». Une « punition » qui se reproduira une fois de plus, selon ses dires. Et quand l’accusé garde son fouet autour de la taille, ce sont les gifles qui pleuvent, pour des motifs anodins, mais dès plus manifestes du contrôle total que ce père entendait conserver sur sa famille.

Madame dira ainsi avoir reçu des baffes pour avoir signé le carnet de correspondance de son fils, sans l’en informer ou avoir coupé les cheveux de son garçon, là encore sans autorisation. Les divergences quant à l’éducation des enfants étant aussi déclencheurs de violences. « Cette femme-là, elle ment !, accusera le prévenu. Je suis un peu dur à la maison mais c’est moi qui ramène les sous ». Car depuis son arrivée en France d’Algérie en 2000, et alors qu’elle était de l’autre côté de la Méditerranée son employée, madame K. aura reçu l’interdiction de son mari d’occuper un emploi.

« Je voulais être assistante maternelle, racontera-t-elle à la barre. Mais si j’avais eu une fiche de paie, il m’aurait considérée à égalité de lui… ». De sa prise de parole à l’audience, il transparaîtra l’emprise financière que le prévenu pouvait exercer sur elle. « J’ai pas de sous, il faut que je lui demande tout mais c’est compliqué. C’est comme si je devais déposer un dossier administratif, même pour acheter du lait ou des légumes ». Car si les allocations familiales sont versées sur son compte, c’est son époux qui conserverait sa carte bancaire. Une carte, qui sera d’ailleurs retrouvée sur lui à sa fouille par les policiers le jour de son arrestation.

« Nous, on utilise beaucoup le chéquier, se défendra l’homme. Regardez les relevés de compte, c’est elle qui fait les courses. Moi, je reste au café, elle achète ce qu’elle veut ». La présidente relance alors son épouse à la barre, et demande confirmation : « Non. Pour lui, une bonne musulmane, c’est comme une esclave ». « Et lui est un bon musulman ?, interroge alors la magistrate, qui peine à comprendre la consommation d’alcool du prévenu, diabétique. Il boit… C’est permis dans le Coran ? ». « Cela dépend de la quantité », lui répondra madame K., qui entend divorcer pour protéger ses enfants de leur père.

Des enfants, qui racontent dans leurs dépositions les dénigrements réguliers de leur paternel à l’égard de leur mère, traitée tout autant de « chienne », de « fille du diable » ou de « folle », parce qu’elle n’aurait pas rangé la vaisselle. L’homme s’en défend : « Ils sont manipulés mes enfants, par madame qui veut m’écarter de la maison ! ». Pour lui, son épouse ne serait plus la même depuis le décès de sa mère : « Elle a pris un virage à 90°, je me sens délaissé… Je m’énerve de temps en temps mais je ne suis pas malade ».

« Une de vos filles raconte qu’un jour, vous avez pris votre chaussure et frappé le sol avec comme pour écraser quelque chose, en lui disant que c’est comme cela que vous traitiez sa mère, relèvera la présidente de séance. “Je fais ce que je veux d’elle, je suis le maître, le Dieu sur Terre” auriez-vous dit… Pourquoi raconterait-elle cela, votre fille ? ». « C’est du sentiment, pour aider sa mère », arguera le prévenu, qui finira par reconnaître avoir déjà « poussé » sa conjointe, et avoir déjà levé la main sur elle, mais avant la naissance de ses enfants. Il ne manquera cependant pas de se poser en victime d’une compagne qui « n’a pas joué son rôle », « celui de s’occuper de son mari ».

« La moindre des choses, c’est qu’elle me demande mon état de santé, si j’ai pris mes médicaments…Elle ne me faisait même pas de régime spécial pour mon diabète !, déplorera-t-il, avant de se montrer d’une goujaterie à en faire rire jaune le tribunal. Cette femme-là, elle te donne des épinards sans sauce, c’est immangeable ! On s’occupe mieux de moi en prison… ».

Pourtant, l’homme semblait avoir une vie pleine d’aisance chez lui, à en croire ses enfants. « Votre fils dit que vous êtes le pacha à la maison, qu’il doit vous apporter le moindre objet au risque de se faire traiter de chien, d’âne ou d’imbécile… ? », fera remarquer la présidente du tribunal. « À chaque fois, je dis :“s’il te plaît”, assurera-t-il, jurant ne pas violenter son fils. Il n’a pas de bleus, il n’y a pas eu de signalements à l’école ! ».

Cela dit, c’est surtout pour un autre type de violences perpétrées sur son aîné que l’accusé était poursuivi. Car une nuit que l’enfant serait venu dormir dans le lit parental, ayant peur du noir, son père aurait profité de lui pendant son sommeil. « J’ai senti un soir quelque chose frotter, bouger dans le lit, racontera la mère à la barre. Je me suis retournée et je l’ai vu retirer la main de mon fils qui était posée sur son sexe ». L’enfant révélera aussi aux enquêteurs qu’à plusieurs reprises, son père lui aura touché le ventre, avant d’essayer de mettre sa main dans son caleçon.

« Ce n’est pas vrai madame, j’ai jamais pensé faire cela, affirmera le prévenu sans élever la voix, avant d’accuser sa compagne. C’est un mensonge, une manipulation de cette manipulatrice ! ». « C’est totalement incohérent, clamera quant à lui son avocat. Monsieur n’est pas du tout homosexuel et avait une vie intime normale avec sa femme jusqu’à leur rupture. Et puis, les mots que [son fils] emploie dans les auditions ne sont pas ceux d’un enfant de dix ans ! ».

Dans une longue plaidoirie, le conseil du prévenu s’efforcera d’atténuer les conséquences de « la conception patriarcale » de son client, « proche de celle de la France des années 1950 », où on voyait une « certaine légitimité à la sanction physique ». Il exhortera surtout le tribunal à écarter toute condamnation pour agressions sexuelles : « Ce serait alors un homme marqué au fer rouge ! On sait ce qu’il advient des hommes avec une mention pour atteinte sexuelle au casier ».

« J’ai aussi un problème avec la prévention pour atteintes sexuelles sur les filles, insistera-t-il. Il ne s’agissait pas de caresses sur une zone érogène, mais plus de tapes sur les fesses en guise d’encouragement, style “allez poulettes !”. C’était un geste de tendresse, pas pour mettre mal à l’aise ». De quoi convaincre le tribunal, qui innocentera l’homme de ces accusations. Condamné pour le reste, il écopera de quinze mois de prison, dont douze avec sursis, d’une interdiction de contact avec sa femme et ses enfants [avant décision du juge aux affaires familiales] et d’un retrait de l’autorité parentale. Il échappera en revanche à l’inscription au fichier des délinquants sexuels.

CREDIT DESSINS : DR