La perte de sens au travail, nouveau mal du siècle chez les cadres et cadres supérieurs, n’épargne bien évidemment pas le plus grand quartier d’affaires d’Europe continentale, à en croire les différents psychologues installés sur l’esplanade. Leur travail, et bien sûr le lieu si particulier où ils l’exercent, les place en observateurs privilégiés du mal-être des salariés des grandes entreprises des tours de la Défense.

La souffrance au travail se manifesterait par des conséquences physiques souvent tues ou pas prises en compte par les patients. Les troubles musculosquelettiques en particulier devraient alerter ces personnes, souvent trop impliquées dans leur travail pour en mesurer les conséquences. Cette perte de sens ressentie par des cadres au parcours souvent classique se lie également à d’autres comme les addictions, les problèmes de couple, les phobies.

« Il y a des gens qui manifestent leur angoisse par le corps », atteste Stéphanie Cuénin, psychologue sur la place des Saisons à Courbevoie. Même son de cloche du côté de Maria-Elena Fantoni, psychologue du travail à Chaville. Cette dernière officie aussi le matin, tous les troisièmes jeudis du mois, au siège de la CFDT des Hauts-de-Seine, place de l’Iris, dans le cadre d’une permanence gratuite ouverte à tous.

« Il y a des signes d’alerte. Dès qu’on sent qu’on tombe malade facilement, on a ce que l’on appelle des TMS (Troubles musculosquelettiques, Ndlr), c’est très souvent lié à un mal-être au travail », explique-t-elle. « Les douleurs au poignet, au cou, aux épaules, au dos : c’est tout ce qui arrive lorsqu’on adopte une posture qui n’est pas adaptée, poursuit la psychologue du travail. Mais c’est aussi parce qu’on est tendu, on est crispé au travail et forcément on adopte une posture qui n’est pas adaptée. »

Sur son site internet, l’Assurance maladie indique que leurs facteurs reposeraient ainsi « sur la façon dont le travail est perçu par les salariés comme l’insatisfaction d’un travail monotone, la tension engendrée par les délais à respecter, le manque de reconnaissance professionnelle, les relations sociales dégradées, l’absence de soutien du supérieur hiérarchique et des collègues, l’insécurité de l’emploi ». Ces petits maux sont pourtant bien souvent ignorés par les personnes qui en souffrent, happées par leurs obligations professionnelles ou leur vie de famille.

« Du côté des cadres, ou en tout cas du management intermédiaire, il y a des problématiques qui ont plus des allures de burn-out. C’est-à-dire des épuisements professionnels, des charges de travail accrues avec une perte de sens par rapport à l’activité, explique la psychologue du travail. On leur demande de faire plus de choses mais en fait ils ne sont pas d’accord, ils sont en conflit avec leurs valeurs. » Selon elle, les nouvelles méthodes de management « très anglo-saxonnes et qui laissent de côté le collectif » ont un réel impact sur la santé des patients.

« Ici, la spécificité, c’est qu’il y a des cadres qui ont un rythme de vie très soutenu, atteste Grégory Fritsch. Ils manquent parfois de conscience et ne se rendent pas compte qu’ils s’épuisent. D’ailleurs, on constate qu’il y a plus d’épuisement au travail que de stress. » Ceux qui consultent pour ces pathologies sont généralement « ceux qui n’ont pas réussi à poser de limites », constate de son côté Stéphanie Cuénin, qui s’attelle également à coacher ses patients pour qu’ils « ne se laissent plus marcher dessus ».

« Dès qu’on sent qu’il y a des petits trucs comme ça, même très petits, il faut s’alerter, recommande Maria-Elena Fantoni par rapport aux signes physiques. Quand ça se répète, quand on se sent triste, un peu morose, sans que ce soit une énorme boule au ventre avant d’aller au boulot, on peut se poser des questions. » Pour Stéphanie Cuénin, installée à la Défense depuis six ans, il ne faut pas non plus minimiser « les hernies, les fièvres, le psoriasis est un possible signal d’une certaine angoisse ».

Ces signaux seraient cependant différents selon les patients. « Il y a plein de choses, certaines personnes manifestent leurs angoisses par le corps, atteste-t-elle. Quand ça atteint le corps, c’est justement qu’il y a un problème avec l’esprit, donc il faut un travail assez profond pour pouvoir apaiser le corps. C’est justement parce que la personne n’a pas mis en mots, n’a pas psychisé ce qu’il se passait en elle, que c’est son corps qui a craqué. »

Malgré ces signaux devant alerter les patients, beaucoup ne consultent pas. D’ailleurs, les personnes qui poussent la porte du cabinet d’Elsa Laurent et Grégory Fritsch, situé sur la place des Reflets, sont bien souvent victimes « d’un deuxième burn-out ». C’est en fait après avoir vécu un premier épisode de mal-être au travail que les patients apprennent à s’écouter et a détecter les premiers signes inquiétants. « La première fois, ils sont souvent dans le déni. »

« Le psy n’est plus vu comme le médecin des fous », se félicite de son côté Maria-Elena Fantoni. La psychologue note tout de même que les patients sont majoritairement « des personnes aisées ». Pour elle, « les cadres ont fait plus d’études, ils sont plus informés, ils lisent la presse » et sont ainsi plus à même de détecter leur propre souffrance au travail. Aussi, une consultation chez un psychologue n’est que rarement remboursée par les mutuelles.

Quelques psychologues se partagent le territoire de la Défense et suivent de nombreux cas de souffrance au travail. La CFDT a aussi ouvert une permanence chaque premier jeudis du mois.

« Je pense que si j’ouvrais une consultation sur la souffrance au travail à Aubervilliers, je n’aurais pas beaucoup de monde », résume-t-elle en évoquant la pyramide de Maslow. Cette théorie consiste en un classement des besoins, primaires ou non, ressentis par une personne et veut qu’une personne ne s’inquiète de ses besoins supérieurs seulement lorsque ses besoins primaires sont assouvis.

Grégory Fritsch constate, lui, que « les gens consultent de plus en plus jeunes ». Observateur privilégié du quartier puisqu’il y est né, il suggère cette analyse : « C’est aussi dû à la population de la Défense qui a beaucoup rajeuni. Il y a 25 ans, des personnes qui avaient moins de 30 ans il n’y en avait pas beaucoup. Maintenant, passé 40 ans on les pousse dehors. »

À la Défense, comme ailleurs, les patients sont ainsi souvent des cadres, qui gagnent leur vie aisément et qui travaillent généralement dans une grande entreprise implantée dans le quartier. Mais pourquoi développer un burn-out dans des conditions de travail souvent enviées ? « Ils ont fait des voies classiques : classe préparatoire puis grande école de commerce… Mais ils se rendent compte que cela ne leur correspond pas », explique Stéphanie Cuénin.

Même analyse pour Elsa Laurent, Grégory Fritsch ou Maria-Elena Fantoni. Pour tous les psychologues interrogés cependant, le « parcours classique » qui ne convient en fait pas n’est pas la seule raison des burn-out. « C’est souvent couplé, analyse Elsa Laurent. Souvent, en plus de problèmes au travail, il y a des problématiques de couple ou autre. » Maria-Elena Fantoni abonde dans ce sens : « La problématique liée au travail s’articule quand même souvent à une problématique personnelle, de façon très complexe et multifactorielle. »

La charge de travail ne serait par ailleurs pas un « facteur suffisant » en elle-même pour mener vers un cas de réelle souffrance au travail. Pareillement, et contrairement à certaines idées reçues, « les cas de harcèlement moral existent mais sont tout de même extrêmement rares », estime celle qui anime une permanence chaque troisième jeudi du mois au siège de la CFDT des Hauts-de-Seine.

Si 70 % des patients du cabinet d’Elsa Laurent et Grégory Fritsch travaillent sur l’esplanade, ils ne consultent pas uniquement pour des problèmes liés au travail. « Il y a beaucoup de cas et de questions différentes pas ou peu liées au travail », détaille ainsi la psychologue. Problèmes de couples, de phobies, d’addictions, sont autant de sujets que les analystes doivent traiter en « s’adaptant au rythme des patients », qui sont bien souvent libres après 18 h seulement.

Fait identique au cabinet de Stéphanie Cuénin, qui suit des couples qui rencontrent des passes difficiles « et qui essaient de mieux se comprendre ». Plus étonnant, certains de ces couples ne cherchent pas à recoller les morceaux mais « à mieux apprendre à se séparer ». En outre, « des problématiques de dépendances affectives » sont aussi courantes.

Mais le travail n’est jamais très loin. Ainsi les deux psychologues courbevoisiens de la place des Reflets sont aussi addictologues, cet exercice représente d’ailleurs une part non négligeable de leur activité. « Le plus souvent, ce sont des addictions qui n’impactent pas la productivité au travail. Il n’y a pas de drogues dures par exemple, illustre Gregory Fritsch. On a entre 20 % et 25 % d’addictions aux drogues douces, au sexe mais aussi au travail. »

Enfin, et c’est une note plus joyeuse, Stéphanie Cuénin suit aussi « des personnes qui vont très bien ». Si elle est psychologue et qu’elle passe actuellement un doctorat sur le thème de l’addiction à l’alcool, elle est aussi coach : « Certains viennent pour entretenir leur bien être, se ré-harmoniser spirituellement. Ils veulent simplement être guidés, soutenus et ne pas se sentir seuls. »

PHOTO : ILLUSTRATION / LA GAZETTE DE LA DEFENSE