L’incertitude causée par le Brexit est organisationnelle autant qu’économique et morale pour les entreprises franciliennes, qu’elles soient des géants implantés à la Défense, des sous-traitants industriels ou de jeunes pousses exportatrices de services. Pour bien des sociétés, la sortie du Royaume-Uni représente des risques potentiels pour leur activité, mais les atermoiements britanniques encore manifestes ce week-end (le parlement ayant refusé de valider le second accord avec l’Union européenne, Ndlr) semblent compliquer l’établissement de stratégies pertinentes.

Selon les secteurs et les tailles d’entreprise, ce flou comme le Brexit lui-même constituent un danger plus ou moins grand, plus ou moins anticipé aussi, témoignent trois responsables des grands cabinets d’audit et de conseil comme la Chambre de commerce et d’industrie des Hauts-de-Seine. Mais le contexte y est de moins en moins favorable, alors que l’économie mondiale, déjà sous le coup d’une guerre commerciale entre Chine et États-Unis, semble approcher d’une crise.

« Pour être très franc et très cynique, en tant qu’enseignant-chercheur sur les questions européennes et internationales dans une école de management, c’est une occasion de montrer à quel point il est important, dans le monde d’aujourd’hui, que les futurs dirigeants soient très alertes quant aux événements extérieurs », expose sans fard Bastien Nivet, responsable du premier cycle du programme Grande école de l’Ecole de management Léonard de Vinci (EMLV).

« Ce qui est compliqué dans le cas du Brexit est effectivement que la lisibilité et la prédictibilité sont assez faibles, on a un processus qui n’en finit pas de rebondir, de se prolonger, de changer, et dont l’issue reste encore aujourd’hui incertaine, analyse-t-il de sa complexité pour les entreprises. Pour les acteurs économiques, dont ce n’est pas le métier, ce travail d’anticipation et de préparation est extrêmement compliqué. »

« La banque a, de longue date, pris le parti d’anticiper un « no-deal » ou « hard Brexit » comme scénario central afin d’assurer le maintien de l’activité », indique la Société générale.

Seuls quelques secteurs seraient à ce jour parfaitement préparés au Brexit, dont l’aéronautique et l’automobile, très sensibles aux questions de flux et disposant souvent d’implantations industrielles au Royaume-Uni. La banque, elle aussi, aurait maintenant tout prévu, y compris les petits établissements parfois initialement en retard, mais dont les derniers préparatifs ont pu se faire grâce au premier report intervenu en mars dernier.

« La banque a, de longue date, pris le parti d’anticiper un « no-deal » ou « hard Brexit » comme scénario central afin d’assurer le maintien de l’activité, dans le pire des cas », indique ainsi la Société générale, dont le siège de la Défense pourrait accueillir sans difficultés les quelques milliers de salariés rapatriés. « Nous avons été extrêmement actifs dans nos échanges avec nos clients sur le sujet, et leur avons assuré que nous serons en mesure de continuer à les accompagner par la suite », rassure la banque.

« C’est un secteur qui a anticipé le sujet depuis longtemps pour une raison assez simple : s’agissant d’un secteur régulé, pour pouvoir exercer dans un pays, il faut y être autorisé », rapporte Nicolas Fleuret, associé chez Deloitte. « Les autorités de chaque pays ont martelé régulièrement des messages de communication en direction des banques, […] c’est un secteur sur lequel il y a eu une attention importante », poursuit celui qui coordonne le pôle chargé des régulations du secteur financier.

« Ils ont obtenu des agréments mis en place des entités, mais souvent avec un volume d’activité relativement réduit, rappelle-t-il de la compétition entre métropoles européennes pour capter d’éventuels déplacements d’activité des grandes banques. C’est là que l’on observe encore un peu d’attentisme, certains attendent de voir où va le Brexit pour basculer ou pas du volume d’activité. »

« Le Brexit, tout le monde s’en serait bien passé ! C’est une mauvaise affaire, non seulement pour le Royaume-Uni, mais aussi pour l’Europe », témoigne pour sa part Marc Lhermitte, associé d’un autre grand de l’audit et du conseil, EY. Evoquant la révolution numérique, les changements touchant le monde du travail, mais aussi la montée des populismes ou les menaces qui pèsent sur l’économie mondiale, ce spécialiste des implantations des sociétés voit le Brexit comme « à l’intersection de phénomènes plus importants » d’une période « extrêmement intense ».

Il estime que les principales adaptations post-Brexit toucheront les aspects réglementaires, fiscaux, douaniers, logistiques et en termes de ressources humaines… qui, pour une bonne partie, sont encore plus ou moins inconnus ou dépendent fortement du type de sortie du Royaume-Uni. « La plupart des grands groupes ont a minima fait une appréciation, une cartographie des risques dans les différents scénarios politiques et temporels par rapport à leur supply chain (chaîne d’approvisionnement, Ndlr) », constate l’expert d’EY.

« Les maillons faibles sont plutôt les PME (Petites et moyennes entreprises, de 10 à 250 salariés, Ndlr), les ETI (Etablissements de taille intermédiaire, de 250 à 5 000 salariés, Ndlr), sous-traitants des grands groupes qui sont, vis-à-vis de leurs supply chains, très démunis et peu adaptés » à un changement d’une telle ampleur, craint Marc Lhermitte. « Le travail sur tous les scénarios est très coûteux, au moins en temps, et sinon en conseils divers et variés, donc moins à leur disposition », détaille-t-il.

La fatigue liée aux atermoiements anglais serait par ailleurs elle aussi devenue un facteur de risque supplémentaire. « Dans un très grand nombre d’entreprises, le Brexit n’est pas un sujet prioritaire, s’inquiète ainsi Emmanuel Hembert, associé chez KPMG France, dans le secteur des biens de consommation et de la distribution. Il y a un gros scepticisme autour du sujet, certains pensent que ça ne se passera pas, que ce sera reporté in fine, d’autres que ça n’a aucun impact ou un impact minime. »

Evoquant particulièrement les secteurs pharmaceutique, agroalimentaire ou de l’habillement, qu’il considère à risque, il craint que bien des entreprises ne soient pas réellement préparées à l’ensemble des conséquences du Brexit, en particulier en cas d’absence de tout accord. « Les départements qui se sentent directement concernés se sont préparés, comme ceux qui gèrent les taxes et les problèmes de douane, car c’est tangible et visible, mais les entreprises ne comprennent pas que c’est beaucoup plus large que ça », analyse ce spécialiste.

« Il peut y avoir des adaptations à faire avec votre propriété intellectuelle, sur la mise sur le marché de vos produits, avec vos contrats fournisseurs ou clients de l’autre côté de la Manche, et des enjeux au niveau de l’informatique, détaille Emmanuel Hembert. Même les entreprises qui n’ont aucune relation avec le Royaume-Uni : certains de leurs fournisseurs peuvent, eux, être touchés, et si leur supply chain est grippée, l’entreprise sans lien apparent avec le Royaume-Uni va aussi en sentir les effets. »

« Le travail sur tous les scénarios est très coûteux, au moins en temps, et sinon en conseils divers et variés, donc moins à leur disposition », détaille un spécialiste des entreprises moyennes et petites.

Rappelant l’intégration de l’économie britannique au sein de l’Union européenne, il estime les conséquences d’un départ parfois mal mesurées. « Presque toutes les fonctions de l’entreprise sont touchées, et ça, très peu l’ont intégré… et du fait que ça n’arrête pas d’être repoussé, le scepticisme ne fait que s’accroître, poursuit-il. Il pourrait y avoir des surprises, ça va gripper le système. » Il évoque, entre autres, « des besoins de financement à court terme » post-Brexit, que certains établissements bancaires pourraient avoir du mal à fournir si toutes les sociétés se pressent en même temps.

Aujourd’hui, lui recommande « de faire un scan pour identifier les points de la chaîne de valeur qui pourraient être impactés » afin de « mettre en place des actions ». En cas de Brexit au 31 octobre, il alerte : « Ce seront des actions de rattrapage plus que d’anticipation, mais il faudra les faire et décider des priorités. Parfois, il y aura des choix très durs à faire, avec la possibilité que certaines entreprises décident d’arrêter de commercer au Royaume-Uni pendant quelques années, car [l’adaptation à tous les niveaux] va demander trop de ressources. »

Le Brexit changera-t-il donc la donne, tandis que le Royaume-Uni est aujourd’hui la troisième destination étrangère des exportations d’Île-de-France ? « Depuis la mise en place de notre numéro Azur Brexit, on constate assez peu d’appels de PME s’interrogeant sur ce qu’elles vont faire ou ce qui va se passer. », témoigne pourtant Claudine Dagnet, adjointe au directeur des services aux entreprises et du développement international de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) des Hauts-de-Seine. Depuis un an, l’institution dispose en effet d’une ligne dédiée (accessible au 0 810 574 440, Ndlr).

« Les PME, aujourd’hui, sont dans l’attente. Cela fait quand même un an qu’on est dans l’inconnu et qu’il n’y a pas de calendrier précis. », rapporte-t-elle, en espérant que la plupart ont bien pris les dispositions nécessaires et en assurant que la CCI communiquera largement dès que les termes définitifs du Brexit seront connus. « La réflexion est d’autant plus forte que le chiffre d’affaires réalisé au Royaume-Uni est élevé, continue-t-elle. Le Royaume-Uni représente un potentiel économique important pour les entreprises françaises, en matière de services comme de biens. »

La Défense aimerait bénéficier du Brexit, le Département furieux d’une nouvelle taxe

« Le match est vraiment entre la City et la Défense en Europe. » Pour le cabinet d’audit et de conseil EY, qui publie régulièrement un baromètre des quartiers d’affaires internationaux, mais aussi pour l’établissement public de gestion et d’aménagement Paris La Défense, le Brexit est aussi vu comme l’opportunité d’attirer de nouvelles grandes entreprises. L’établissement public est d’ailleurs engagé depuis plusieurs années dans une campagne de promotion en Angleterre.

Pour l’instant, cependant, les sociétés n’ont pas afflué dans le quartier d’affaires, seuls l’assureur Chubb et l’Autorité bancaire européenne ayant emménagé en provenance du Royaume-Uni. Le président du conseil départemental comme de Paris la Défense, Patrick Devedjian (LR), n’a donc pas vraiment apprécié la proposition d’une nouvelle surtaxe par les parlementaires, portant sur l’immobilier de bureaux dans certains arrondissements parisiens et plusieurs communes des Hauts-de-Seine.

La Défense « a une position concurrentielle relativement favorable pour cette nouvelle vague de relocalisations et de réorganisations en Europe », expose Marc Lhermitte. Associé chez EY, l’un des leaders mondiaux de l’audit et du conseil, il est responsable au niveau mondial du conseil concernant l’attractivité et la compétitivé des implantations.

« On a eu tout un mouvement de réorganisations, principalement juridique, fiscale et réglementaire, qui ont donné lieu, à quelques exceptions près, à peu de transferts massifs d’effectifs et d’activités à date, analyse l’expert. On n’est absolument pas dans un tsunami de délocalisations de la place financière de Londres, et force est de reconnaître que la première étape de ces réorganisations ont plutôt concerné Londres, Bruxelles ou Amsterdam. »

Alors, tandis que plusieurs métropoles européennes fourbissent leurs armes pour la seconde manche de déménagements liés au Brexit, la perspective d’une surtaxe sur l’immobilier de bureaux a fortement déplu au président du Département comme de Paris La Défense. Un amendement à la loi de finances sera en effet bientôt soumis aux parlementaires, créant une surtaxe de 20 % à l’actuelle taxe sur les bureaux, applicable dans neuf arrondissements parisiens comme dans les Hauts-de-Seine, à Boulogne-Billancourt, Courbevoie, Puteaux, Issy-les-Moulineaux, Levallois-Perret et Neuilly-sur-Seine.

« Cet amendement est un véritable coup de poignard dans le dos du quartier d’affaires, s’indigne Patrick Devedjian dans un communiqué. Alors que les équipes de Paris La Défense se battent chaque jour pour convaincre les entreprises londoniennes de venir s’installer en France et non à Francfort ou à Amsterdam, on ruine les efforts entreprise en augmentant le prix des loyers des entreprises et en créant une nouvelle instabilité financière. »