C’est une véritable passe d’armes qui s’est engagée la semaine passée, via médias interposés, entre la directrice générale de l’établissement public d’aménagement du quartier d’affaires, et le sulfureux promoteur russe Emin Iskenderov. Ce dernier promet en effet, depuis une décennie, être sur le point de lancer le chantier pharaonique des deux tours résidentielles Hermitage, censées constituer, avec leurs 320 m, les plus hautes d’Europe, et ce pour la bagatelle de presque trois milliards d’euros.

Marie-Célie Guillaume a déclenché les hostilités au matin du mardi 11 juin, en marge d’une cérémonie sur le chantier de la tour Alto. « Hermitage doit 30 millions d’euros à Paris La Défense (pour l’immobilisation anormalement longue du terrain, Ndlr), le projet n’avance pas et on cherche une alternative », a indiqué froidement la directrice générale de Paris La Défense selon Le Parisien. Elle affirme même que le projet est « terminé », selon le site internet spécialisé Defense-92.fr.

L’avocate de l’association Vivre à la Défense, qui défend les locataires des Damiers, n’a pas dit son dernier mot : « Nous demandons toujours la nullité des expulsions et la réintégration dans les lieux loués. »

Le même jour, à 16 h 30, Emin Iskenderov, le promoteur du projet immobilier, silencieux depuis plusieurs mois, répond par un communiqué au nom de sa société, avoir « purgé l’intégralité des recours contre les permis de construire du projet Hermitage plaza », et affirme que « plus aucun recours n’est possible », ce que conteste d’ailleurs l’association des locataires des Damiers (voir encadré). Contacté par La Gazette, le promoteur assure qu’il maintient l’intégralité de ses propos et que le projet verra bien le jour.

Hermitage soutient également dans son communiqué que, libérée des contraintes judiciaires, elle va se rapprocher de « l’intégralité des acteurs concernés par ce projet (Paris La Défense, Bouygues Bâtiment Ile-de-France, etc.) ». Cela devrait permettre à l’entreprise de « débloquer les fonds nécessaires au démarrage des travaux préalables au chantier des Tours Hermitage Plaza (telles que les opérations de désamiantage, de démolition, etc.) ».

L’entreprise du promoteur russe assure même que d’ici « les semaines à venir », elle entamera des « négociations avancées avec un opérateur hôtelier », notamment pour « la partie hôtel et le service aux appartements », mais aussi avec « des locataires de bureaux » concernant la petite partie tertiaire des tours jumelles. « La commercialisation des appartements, ainsi que celle du centre commercial, débutera après le démarrage de la construction », poursuit son communiqué.

La skyline de la Défense, qui s’enrichit régulièrement de nouvelles tours, attend toujours les deux tours Hermitage, censées devenir les plus hautes d’Europe en culminant à 320 m de hauteur.

Auprès de nos confrères du Parisien, Emin Iskenderov répond sans ambages aux propos de la directrice générale de Paris La Défense, dont il dément la pertinence. « Paris La Défense ne peut pas dénoncer des accords contractuels signés en 2010 entre Hermitage et l’Epad (L’établissement public aménageur ayant précédé Paris La Défense, créé en 2018, Ndlr) et valables jusqu’en 2020, assure-t-il ainsi. Aucune décision validée par le conseil d’administration de Paris La Défense n’a été prise en ce sens. » Paris La Défense, de son côté, contredit les dernières affirmations du promoteur.

« Le protocole est éteint depuis le 30 juin (de l’année 2018, Ndlr), martèle Marie-Célie Guillaume dans les colonnes du site spécialisé Défense-92.fr. Emin Iskenderov m’a écrit un courrier pour me demander de le prolonger, j’ai refusé. » Mais le promoteur balaie l’argument : « À l’intérieur du délai (de ce protocole, Ndlr) jusqu’en juin 2020, lorsqu’Hermitage fait une demande, c’est juste une confirmation de prolongation qui n’a pas à recevoir l’accord de Paris La Défense. »

Dans ce dialogue de sourds, juin 2020 semble être l’ultime échéance pour le promoteur, si ce n’est la dernière chance, pour matérialiser son projet. De conférences de presses annulées en promesse d’annonce de plan de financement de ses tours non tenues, le promoteur faisait en effet jusque-là le dos rond. Habituellement discret dans les médias, il affirme, une fois de plus, que ses deux tours géantes seront prêtes pour les Jeux Olympiques de 2024. Mais il semble bien seul à y croire encore.

L’association Vivre à la Défense affirme disposer de recours en attente

Les mois passent mais la chanson reste toujours la même depuis l’enquête de La Gazette sur le projet des deux tours, publiée en décembre dernier. Emin Iskenderov affirme haut et fort avoir purgé « l’intégralité des recours contre les permis de construire du projet Hermitage Plaza », et profère même que « plus aucun recours n’est possible ».

Toutefois, selon Maître Armelle de Coulhac Mazerieux, conseil de l’association Vivre à la Défense qui regroupe les locataires des Damiers farouchement opposés au projet, la situation est loin d’être aussi simple. Après 13 années de batailles judiciaires, l’avocate n’a pas dit son dernier mot : « Nous demandons toujours la nullité des expulsions et la réintégration dans les lieux loués. »

« Ce qui se passe maintenant, on le dénonce depuis dix ans, Mr Iskenderov n’a pas les financements et n’est pas capable de mener à bien ce projet immobilier, poursuit-elle. Les recours contre les permis de démolir sont purgés pour des raisons financières, mais il y a tous les recours des locataires qui ont été expulsés, qui sont pendants devant la cour de Cassation et la cour d’appel de Versailles. »

« Il reste également un recours administratif devant le conseil d’État, qui concerne la nullité de la délibération du conseil municipal de Courbevoie qui a autorisé la démolition du Damier de Bretagne, dont l’arrêt devrait tomber dans les deux à trois mois qui viennent, continue de lister l’avocate. Le conseiller rapporteur a rendu son rapport et la décision devrait arriver soit avant les vacances judiciaires, soit à horizon septembre. »

Armelle de Coulhac Mazerieux ne mâche pas ses mots face au traitement de ce dossier épineux, autrefois soutenu jusqu’au plus haut sommet de l’État. Le 19 juin 2010, à Saint-Pétersbourg, le promoteur Hermitage signait ainsi avec l’Etablissement public d’aménagement de la Défense (Epad) un protocole intentionnel, en présence du président de la République Nicolas Sarkozy et de son homologue russe Dimitri Medvedev.

Un an plus tard, à l’exposition nationale russe au Grand Palais, Vladimir Poutine, alors premier ministre, promet même de poser lui-même la première pierre du projet. Plus localement, c’est le maire de Courbevoie, Jacques Kossowski (LR), qui était monté « seul au front » pour affirmer sa confiance en Emin Iskenderov « avec qui il travaille depuis dix ans », le 10 juillet 2018 dans les colonnes du Parisien.

« Le traitement judiciaire de ce dossier politico-financier, des plus sensibles, emporte un véritable bouleversement de notre droit », analyse l’avocate de l’association de locataires. « Nombre des décisions de justice intervenues traduisent en effet une succession de revirements de jurisprudence et de ruptures radicales avec certains principes juridiques jusqu’alors acquis », relève-t-elle même dans une vidéo publiée sur Youtube le 1er juin dernier. « Ce dossier est symbolique et crucial pour notre état de droit », répète-t-elle à la Gazette : « Cette opération est un scandale d’État aux plans politique judiciaire et humain ».

« Aujourd’hui, la coupe est pleine, il faut qu’on sorte de tout ça et que l’on ait une vraie justice », tance-t-elle. « Si le droit s’efface face à des projets de plusieurs milliards d’euros, il faut le dire, on ne vit plus dans un État de droit », accuse-t-elle, non sans rappeler la célèbre fable de La Fontaine des animaux malades de la peste : « Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »