A défaut de tutoyer le ciel, les tours Hermitage se drapent dans un brouillard persistant, presque dix ans après avoir été annoncées. Les recours contre les tours persistent, et le lancement du chantier semble renvoyé aux calendes grecques. Le projet, aujourd’hui estimé à près de trois milliards d’euros, ne dispose toujours pas de plan de financement officiel. A la tête de la petite entreprise Hermitage, le sulfureux promoteur Emin Iskenderov veut tromper les Cassandre et affirme, comme tous les ans, que les travaux auront bien lieu. Qui dit vrai ?

« Nous sommes en blackout de communication, mais venez le 30 janvier, vous ne serez pas déçu. » L’appel est rapide, mais le promoteur russe Emin Iskenderov se veut convainquant pour l’avenir du projet des tours jumelles Hermitage, censées rejoindre la tour Eiffel au palmarès du plus haut bâtiment de France, en culminant à 320 m de hauteur face à la Seine. Le projet qu’il porte depuis maintenant plus d’une décennie ponctuée d’innombrables batailles judiciaires serait en « phase définitive ».

Estimé à presque trois milliards d’euros, le projet Hermitage, du nom de la société de promotion de l’homme d’affaires russe, est hors norme, et serait le plus grand projet immobilier privé depuis la réalisation d’Eurodisney. S’ils sont construits, les deux gratte-ciels seront non seulement les plus hautes tours d’Europe continentale, mais promettent également un « usage mixte » répandu à Dubaï mais qui relève du jamais-vu en France : près de 700 logements, des dizaines de milliers de mètres carrés de bureaux, un hôtel cinq étoiles de 200 chambres, une salle de concert, une galerie d’art, douze restaurants, un belvédère ainsi que des bars et commerces de luxe.

Parmi les locataires des Damiers récalcitrants, certains ne souhaitent tout simplement pas partir, tandis que d’autres considèrent que ces offres ne correspondent pas à leur logement actuel.

Derrière ce projet luxueux et ostentatoire, un promoteur d’origine russe qui se fait discret, et limite au maximum ses interventions dans les médias. Après plusieurs mois de sollicitations, force est de constater que la parole de l’homme d’affaires se fait rare. Les bureaux d’Hermitage sont d’ailleurs aussi discrets que leur patron. Avenue Marceau, à la limite du VIIIe et du XVIe arrondissement de Paris, en haut d’un immeuble auquel on n’accède que par un ascenseur sécurisé, promesse avait été faite un jour d’octobre de répondre aux questions de La Gazette… sans finalement le faire, du moins jusqu’au week-end dernier.

Le 30 janvier prochain devrait donc se tenir une conférence de presse. Mais ceux qui suivent le dossier ont arrêté de compter ces annonces : depuis son lancement, le projet est baladé de retards en promesses non tenues d’annonces et de lancements de chantier. Si plusieurs éléments déterminants sont encore inconnus, Emin Iskenderov nous promet par messages que « tout » sera éclairé le 30 janvier, « y compris les financements ».

Pourtant, ceux qui suivent l’actualité d’Hermitage ne semblent plus tellement y croire. « Emin Iskenderov a trois dates, le Mipim (plus important salon de l’immobilier professionnel organisé tous les ans en mars à Cannes, Ndlr ), la fin de l’été et la toute fin de l’année, témoigne un observateur, bon connaisseur du dossier. En général, il annonce lors du Mipim un lancement du chantier à horizon de l’été, lors de l’été, il parle de la rentrée, pour finalement repousser toute annonce jusqu’au Mipim. Il nous balade comme ça depuis des années… »

Estimé à presque trois milliards d’euros le projet Hermitage est hors norme, et serait le plus grand projet immobilier privé depuis la réalisation d’Eurodisney.

Dès ses débuts, le projet du promoteur venu de Saint-Petersbourg s’est fait remarquer, et ce à tous les niveaux. Participant à l’appel d’offres de l’aménageur public du quartier en 2007 pour la tour Signal, il perd la bataille… mais promet de revenir, croyant dur comme fer au projet de ses tours Hermitage plaza, qu’il voulait en forme de H comme un rappel du nom de son entreprise.

C’est à l’occasion du Mipim de mars 2009 que l’homme annonce en grande pompe le futur lancement du chantier de la tour Hermitage, en lieu et place des Damiers Anjou et Bretagne, encore pleins de leurs locataires. Persuadé que les permis de construire tomberont « dans cinq, six mois », Emin Iskenderov annonce les deux tours Hermitage en collaboration avec l’architecte-star britannique Norman Foster, sous le regard du président du conseil départemental Patrick Devedjian.

L’annonce fait alors l’effet d’une bombe. En effet, personne n’a jamais entendu parler de ce promoteur, et le voilà avec sous le bras un projet alors estimé à plus de deux milliards d’euros. Au salon, les réactions se font mitigées. « Beaucoup l’ont pris à la rigolade, c’est un inconnu et il annonce un projet à 2,5 milliards, confie l’observateur interrogé, habitué du Mipim. Il y avait de la curiosité mais aussi pas mal de mépris à son égard et quant à la fiabilité du dossier. »

Emin Iskenderov était loin de se douter de l’immense marathon qui l’attendait devant les tribunaux français. Plus d’une dizaine d’années de bataille judiciaire plus tard, les habitants des Damiers, rassemblés au sein de l’association Vivre à la Défense, et défendus par Maître Armelle de Coulhac-Mazérieux, continuent de lui livrer bataille (voir encadré).

Le permis de construire modificatif du bâtiment Ouest comprend une nouvelle organisation des places de parking, la création de locaux communs aux tours voisines et l’augmentation de logements sociaux étudiants de 136 à 210.

Dernier épisode en date qui bloquait tout lancement des travaux, la modification du permis de construire, déposé en septembre auprès de la mairie de Courbevoie. Ce permis de construire modificatif, consulté par La Gazette, introduit une nouvelle organisation des lieux : moins de places de stationnement, 210 logements sociaux étudiants construits dans un troisième bâtiment nouvellement créé pour atteindre les 30 % requis par la cours d’appel de Versailles en décembre 2017, mais également la création de lieux communs aux tours voisines.

Au sein de l’opposition municipale, le président du groupe Tous pour Courbevoie, Alban Thomas (PS), ne voit pas ce nouveau permis d’un très bon œil. « Cette modification a surtout été dictée par le respect au plus simple du PLU (Plan local d’urbanisme, Ndlr). Ainsi, le nombre de logements sociaux atteindra le seuil fatidique de 30 %, mais au prix de logements dits « familiaux » de très petite taille (18 à 37 m², Ndlr ) !, déplore-t-il. Rien à voir avec les logements de luxe de plus de 200 m2 à 12 000 euros/m² en moyenne dans les deux grandes tours à côté, qui en plus priveront d’ensoleillement ce bâtiment. »

Si Emin Iskenderov connaît de nombreux détracteurs, il peut toutefois compter sur plusieurs soutiens de taille. Samedi 19 juin 2010, à Saint-Pétersbourg, le promoteur Hermitage signait avec l’établissement public d’aménagement de la Défense un protocole intentionnel, en présence de Nicolas Sarkozy et du président russe Dimitri Medvedev. Soutenue en haut lieu, l’affaire semble en bonne voie. En visite officielle à l’exposition nationale russe au Grand Palais, Vladimir Poutine, alors premier ministre, promet même de poser lui-même la première pierre à l’automne 2011.

Mais le temps a passé, et les relations géopolitiques entre la France et la Russie se sont ternies au moment de la guerre de Crimée en Ukraine, s’accompagnant de sanctions financières de l’Union européenne à l’encontre de la Russie. Emin Iskenderov, qui affirmait avoir signé le 6 mars 2013 un protocole préalable à un accord de financement avec « la Sberbank, la plus grande banque russe », a dû rebattre ses cartes.

Les Damiers, désertés pour la plupart, sont dégradés par des tags. La bataille des locataires des Damiers d’Anjou et de Bretagne continue.

Le 10 juillet dernier, le maire de Courbevoie défend le projet immobilier dans les colonnes du Parisien. Engageant « sa responsabilité d’élu », Jacques Kossowski (LR) est monté « seul au front » pour affirmer sa confiance en Emin Iskenderov « avec qui il travaille depuis dix ans ». Lui compte sur les 5 000 emplois du chantier, puis sur les 3 000 emplois directs ensuite générés. Le maire a également affirmé que le promoteur était disposé à verser avant le 30 juillet les trente millions d’euros réclamés par Paris la Défense, l’établissement public gestionnaire et aménageur du quartier d’affaires, en raison de la longue immobilisation du terrain.

Les mois ont passé, et la promesse des 30 millions placés sous séquestre, simple bagatelle au regard des presque trois milliards que coûteront le projet, semble avoir été oubliée. De quoi inquiéter Paris la Défense, et sa directrice, Marie-Célie Guillaume, qui a fait part le 29 juin dernier de ses «  interrogations quant à la capacité du groupe Hermitage à financer le projet ».

Ce même doute est partagé par Patrick Devedjian. Dans le cadre d’une interview du président du conseil départemental des Hauts-de-Seine comme de Paris la Défense, ce dernier affirmait ainsi à La Gazette n’avoir jamais vu la couleur des fameux trente millions, et ne plus garder espoir quant à la livraison des tours pour les JO de 2024 : « La société Hermitage ne répond pas à ses engagements, nous en tirons les conséquences juridiques et nous étudions une alternative. »

Emin Iskenderov a-t-il alors les moyens de ses ambitions ? Au Mipim de mars 2018, il présentait, tout en se gardant de donner plus de précisions, les grandes lignes de son plan : 180 millions d’euros seraient apportés par « un grand fonds européen », deux grandes banques françaises accorderaient un prêt de 1,2 à 1,5 milliard d’euros, et le reste viendrait de la vente sur plans des appartements de luxe, qui se négocieraient à 12 000 euros par mètre carré.

Que sait-on dès à présent des capacités de financement d’Hermitage ? Que la petite entreprise, qui compte moins de 20 salariés, dispose d’un capital social de 11 millions d’euros.

Ce tour de table financier aurait été signé le 13 juillet dernier, a affirmé dans la presse le promoteur russe. Lors du salon de l’immobilier de mars, le promoteur annonçait dévoiler le nom de ses partenaires « à la rentrée ». Pour finalement se rétracter, et miser désormais sur une conférence de presse annoncée le 30 janvier prochain.

Que sait-on dès à présent des capacités de financement d’Hermitage ? Que la petite entreprise, qui compte moins de 20 salariés, dispose d’un capital social de 11 millions d’euros. La maison-mère russe d’Hermitage, Mirax, a fait faillite en 2011, laissant inachevées les ambitieuses tours de la Fédération au coeur de Moscou. Sergei Polonsky, l’oligarque patron de l’entreprise, autrefois considéré comme l’un des hommes les plus riches de Russie, serait ruiné. Vantant initialement la force de sa maison-mère et de ses six milliards d’euros de trésorerie, Emin Eskenderov affirme aujourd’hui avoir coupé tout lien avec Moscou et être désormais le seul patron d’Hermitage.

Sur l’aspect technique, Bouygues serait en charge des travaux. Pour respecter la promesse d’Emin Iskenderov de livrer ses tours avant les JO de 2024 et « grâce aux changements technologiques », le chantier de Bouygues bâtiment Île-de-France devrait désormais s’achever en 4 ans et demi, au lieu des 6 annoncés. Si l’entreprise française est bien entrée en 2016 au capital d’Hermitage SAS, on ignore encore à quelle hauteur, et le directeur général de Bouygues bâtiments, Bernard Mounier, se fait timide dans les médias à ce sujet. Un gage de sagesse ?

Le combat des habitants des Damiers continue

Emin Iskenderov affirme avoir purgé tous les recours judiciaires encadrant les permis de construire. « C’est faux », réplique Maître Armelle de Coulhac-Mazérieux, l’avocate de l’association Vivre à la Défense, qui regroupe les locataires des Damiers ne voulant pas entendre parler d’expulsion. « Je précise que c’est faux puisque nous avons formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, détaille-t-elle. Au plan administratif, l’association Vivre à la Défense a formé des recours contre les trois permis de construire des tours et des bâtiments techniques. »

« Nous avons eu une décision fin 2018 qui a rejeté nos recours, concède-t-elle. Mais là, nous formons (le 7 janvier, Ndlr) un pourvoi en Conseil d’État contre cet arrêt de la cour administrative d’appel de Versailles. » En tout l’avocate aura déposé « une soixantaine de recours » pour défendre ses clients. Confiant n’avoir «  jamais vu une telle injustice en trente ans de carrière », elle reste le dernier espoir des habitants des Damiers.

Le dialogue a été rompu depuis longtemps entre les locataires et la société Hermitage. Huit personnes doivent encore être expulsées des Damiers. De son côté, Hermitage affirme avoir proposé jusqu’à « 36 offres de relogements » à certains locataires, dans des zones géographiques proches. Parmi les locataires des Damiers récalcitrants, certains ne souhaitent tout simplement pas partir, tandis que d’autres considèrent que ces offres ne correspondent pas à leur logement actuel.

En attendant l’expulsion de tous les locataires des Damiers, Hermitage paye les charges et loyers des appartements vides à Logis transport. Le montant de la vente, 50 millions d’euros, est bloqué tant qu’ils ne sont pas tous vides. Une habitante expulsée le 1er août dernier de son logement au Damier de Bretagne, gagnée par le sentiment « qu’elle ne vit plus dans un État de droit », décrit à La Gazette son statut de locataire : « on a un bail de six années reconductibles, et notre bail est toujours valable. La situation est juste ubuesque ! ». La bataille serait donc « loin d’être finie ».

En dates

2001
Les Damiers, où doivent être construites les tours, sont achetés à Axa par Logis transport, une filiale privée de la RATP, pour 17 millions d’euros.
2007
Logis transport cède les Damiers à la société Hermitage SAS pour 50 millions d’euros. L’opération est validée par le préfet des Hauts-de-Seine, car la plus-value de l’office HLM est censée permettre la construction de 1 000 logements sociaux, principalement dans les Hauts-de-Seine, et notamment à Courbevoie. Logis transport est depuis chargé de l’expulsion des derniers locataires.
2008
Hermitage SAS acquiert la galerie marchande des Damiers qui lui manquait.
19 juin 2010
Sous la présidence de Nicolas Sarkozy et de Dimitri Medvedev, un protocole d’accord entre la France et la Russie a été signé. Les tours, promises pour 2016, ont été reportées à 2020… puis aux JO de 2024.
Octobre 2010
Les permis de construire sont déposés par le promoteur Emin Iskenderov.
6 mars 2012
Le maire de Courbevoie Jacques Kossowski (LR) signe le permis de construire, avec l’aval du préfet des Hauts-de-Seine.
7 décembre 2017
La procédure enclenchée par les propriétaires gestionnaires des immeubles voisins (Axa, Allianz et Beacon capital, Ndlr) contre les permis de construire des tours Hermitage est tranchée par la cour d’appel de Versailles. Le cahier des charges de la partie « bâtiment Ouest » est retoqué.
22 décembre 2017
Une demande de permis modificatif est déposée. Il comprend une nouvelle répartition des place de parking, la création de locaux communs aux tours voisines et l’augmentation du nombre de logements sociaux étudiants de 136 à 210.
27 février 2018
Le tribunal administratif de Courbevoie prononce un avis d’expulsion à effet immédiat de neuf des 17 derniers résidents des Damiers.
28 février 2018
La Cour de cassation valide définitivement le compromis de vente de 2001 entre Axa et Logis transport, arguant que la demande des habitants des Damiers, regroupés sous l’association Vivre à la Défense, est prescrite.
Juillet 2018
L’ultime pourvoi lancé par Axa et Allianz sur les permis de construire est rejeté par le Conseil d’État.
1er août 2018
Quatre des neuf derniers résidents des Damiers sont expulsés par la police en présence d’huissiers.
Septembre 2018
Le dernier permis de construire modificatif est déposé à la mairie de Courbevoie, il prévoit notamment 210 logements sociaux étudiants.
18 décembre 2018
La cour d’appel de Versailles reporte son délibéré en raison de la difficulté du dossier, qui nécessitera la rédaction de 14 arrêts, au 18 février 2019. Il aura pour objet deux thématiques : valider ou non les offres de relogements proposés aux habitants des Damiers, et déterminer quelle législation s’applique pour les baux des logements des déjà ou futurs expulsés.
21 décembre 2018
L’avocat des locataires plaide devant le juge de l’exécution de Nanterre pour la nullité des expulsions et demande la réintégration. Il y aura un sursis à statuer en raison du report du délibéré de la cour d’appel de Versailles. Elle concerne 14 familles du Damier de Bretagne et une du Damier d’Anjou.

En chiffres

320 m de hauteur
12 000 euros/m² à la vente
3 milliards d’euros de budget
280 000 m² de surface à construire
35 000 m² de bureaux
698 logements dont 30 % de logements étudiants
1 hôtel 5 étoiles de 200 chambres
12 restaurants
1 galerie d’art
1 salle de concert
1 piscine