A la Défense, l’art contemporain est à l’image du quartier, monumental. Déjà présents à l’extérieur sous la forme d’une soixantaine d’œuvres dispersées un peu partout, les peintres, sculpteurs et plasticiens investissent également de façon croissante l’intérieur des tours et des immeubles. Ils accompagnent ainsi une partie des 180 000 salariés du quartier d’affaires tout au long de leur journée.

A écouter les responsables de ces expositions conçues sur mesure ou installations artistiques décoratives, ces oeuvres participent au bien-être de leurs salariés sur leur lieu de travail. Ces derniers, qu’ils soient connaisseurs ou profanes, semblent juger positivement la présence de ces œuvres.

Certaines des grandes sociétés du quartier alimentent ainsi leurs fondations d’achats réguliers, fiscalement avantageux et notamment exposés au sein des sièges sociaux. D’autres ont plutôt recours à des intermédiaires, spécialistes de la location d’oeuvres et d’organisation d’expositions et d’animations sur mesure.

Pour les promoteurs et gestionnaires d’immeubles, des commandes d’oeuvres monumentales sont régulièrement effectuées auprès de plasticiens prestigieux. Destinées à orner les espaces communs, elles permettraient d’améliorer leur mise en location et leur attractivité générale… même si les salariés n’y distinguent pas forcément des œuvres d’art au premier abord.

Tour Eqho, immeuble Ampère, tour First, Société générale, tour EDF… les œuvres d’art envahissent les locaux des entreprises de la Défense. Il suffit d’entrer dans le hall d’une tour pour découvrir un dispositif, une peinture, une sculpture, ou plus récemment, une œuvre numérique. « L’art participe pleinement aujourd’hui à l’image et au rayonnement des lieux qu’il investit », indique Sabine de Courtilles, directrice d’Art espace, une société de conseil en management de projet artistique, créée en 2012.

L’art serait ainsi partie intégrante de l’attractivité des locaux tertaires proposés à la Défense. « Avoir une œuvre d‘art dans son hall, ça aide pour le marketing, si on a des bureaux à louer », explique Sabine de Courtilles en bonne connaisseuse du sujet, étant elle-même ancienne cadre du groupe immobilier français Icade. L’offre de sa petite entreprise consiste en l’installation d’une œuvre d’art unique, créée spécifiquement pour les espaces communs d’un immeuble ou d’une tour.

Renting’art propose des expositions dans les locaux des entreprises, et tente de nouer des partenariats sur la durée pour renouveler les expositions tous les trois ou quatre mois.

A ce jour, elle a mené 35 de ces projets d’art décoratif. L’un d’eux a pris place dans le hall de la tour Eqho, située avenue Gambetta à Courbevoie. Pluie de porcelaine, de l’artiste Jeanne Wilkins, est une installation de 10 000 pétales de porcelaine, tissés sur 270 lignes verticales suspendues au plafond. En 2017, il est fait appel à Art espace afin de mettre en valeur le hall d’accueil. La commande est effectuée par Icade : l’ex-employeur de la directrice d’Art espace est aussi le propriétaire de ce gratte-ciel.

« Sabine m’a présenté l’espace, et on a réfléchi à comment on pouvait lui apporter quelque chose de plus, se souvient la plasticienne Jeanne Wilkins. « L’espace était très grand et vide, et j’ai voulu lier le sol et le plafond pour créer un lien. Je souhaitais créer quelque chose de poétique, qui ne gêne pas la circulation, mais qui accompagne la circulation. »

La créatrice basée en Normandie, spécialiste des œuvres en tissu et porcelaine, a dû faire face au cahier des charges du commanditaire et aux nombreuses contraintes qui découlent des normes de sécurité de la tour. « Le tout est d’accompagner l’immeuble », précise-t-elle de cet exercice un peu particulier.

« La demande est simple, c’est d’essayer de rendre les immeubles plus attractifs, et on met l’art au service de l’architecture, précise Sabine de Courtilles des objectifs d’Art espace pour ses commanditaires propriétaires immobiliers. Le concept, c’est de créer une œuvre d’art qui se construit avec l’espace. »

Dans la tour First sont exposées deux autres œuvres dont l’installation est le fruit du travail de sa société. Métallique, Instant a été créée spécifiquement pour le lieu par le sculpteur et photographe Stéphane Guiran. Elle est constituée de 6 anneaux de 3 m de diamètre répartis sur la longueur de l’entrée de la tour.

« Face à un hall d’accueil très haut de plafond et minéral, Beacon capital partners souhaitait apporter une nouvelle perception de l’espace pour le confort de ses locataires et la dynamique de la commercialisation en cours, explique Sabine de Courtilles. C’est une prouesse technique parce que le site était occupé. »

Métallique, Instant a été créée spécifiquement pour la tour First par le sculpteur Stéphane Guiran. Elle est constituée de 6 anneaux de 3 m de diamètre répartis sur la longueur de l’entrée de la tour.

« C’est quand même plus agréable de rentrer dans un lieu et de s’y sentir bien, même si l’œuvre ne nous saute pas au yeux, on a un sentiment d’équilibre », poursuit la directrice d’Art espace. Plus loin dans le hall, une autre œuvre monumentale est exposée… celle de la directrice de la société, elle-même sculpteur. Les couleurs de son œuvre, Mettalic’story, orangée, rouge et bleue, ornent désormais les machines à café, pensées pour correspondre à l’installation des tôles d’acier.

Chez les salariés croisés la semaine dernière au pied des tours disposant d’oeuvres d’art, ces expositions et installations plastiques semblent faire l’unanimité. « Avoir des œuvres d’art dans les entreprises, je suis absolument pour », commente Louise, salariée de KPMG, interrogée la semaine dernière devant son lieu de travail, la tour Eqho.

« D’abord parce que ça offre un horizon différent, et de la culture entre les murs des entreprises, mais aussi parce que ça améliore le paysage, de façon esthétique », poursuit-elle. « Je suis nouveau à KPMG, ça fait un an que j’y travaille, et je vous avoue que je ne savais même pas que c’était de l’art, de son côté confie Frédéric. Au début, il me semblait que c’étaient des immenses abajours. »

« Mais maintenant que vous me le dites, c’est clair que ça habille l’espace, et que sans ça, le hall serait vide et terne, analyse le trentenaire après un moment de réflexion. Finalement les gens passent dessous, ne les voit même plus, mais ils sont bien là, il font partie du décor […] Mais dans un sens, ils sont essentiels puisque sans eux, la salle n’aurait pas la même ambiance. »

Sur le marché restreint de la fourniture d’oeuvres aux entreprises du quartier d’affaires, Art espace est donc l’un des spécialistes de l’art décoratif monumental. Cet intermédiaire en commandes artistiques cohabite à la Défense avec Renting’art, qui propose depuis 2014 des expositions d’œuvres d’art sur mesure. Au rez-de-chaussée de la tour EDF, derrière la façade vitrée, l’une d’elle est d’ailleurs visible de tous, passants comme salariés.

Le fondateur de Renting’art, un ancien directeur financier, confirme que la « décoration » fonde une partie de la demande de ses clients. « Certaines entreprises aménagent leurs locaux à la Défense, et veulent apporter de l’émotion, quelque chose en plus », analyse-t-il. Mais, pour Eric Levy, l’enjeu réel serait ailleurs.

« Bon nombre d’entreprises axent sur le bien-être de leurs collaborateurs, argumente-t-il. Le well-being at work, c’est quelque chose d’important aujourd’hui. On essaie de faire vivre les lieux des entreprises, et faire découvrir l’art contemporain. Au lieu d’attirer les gens dans les galeries, on amène l’art aux gens, dans une volonté de démocratiser l’art, et d’apporter les clés pour décoder ».

Renting’art propose ainsi des expositions clé en main dans les locaux des entreprises, qu’elle peut renouveler tous les trois ou quatre mois quand ses partenariats s’inscrivent dans la durée. « Toujours dans l’idée de faire participer le collaborateur, on fait de la médiation autour des expositions, détaille Eric Levy. On propose des team building, des rencontres avec les artistes, des évènements pour faire vivre l’exposition, et permettre aux salariés de comprendre l’univers créatif qu’on va leur proposer. »

Du côté de la Société générale, l’art est depuis longtemps une part de sa stratégie d’entreprise, qui se reflète dans une fondation, comme pour bien d’autres sociétés du quartier. La création d’une fondation d’entreprise est par ailleurs encouragée par les pouvoirs publics, à travers des déductions fiscales significatives pour l’achat d’œuvres auprès d’artistes vivants, que ce soit par le biais d’un intermédiaire ou directement auprès de l’artiste.

La Société générale possède ainsi à travers sa fondation une collection d’art composée d’environ 1 200 œuvres, dont 550 œuvres originales, et en acquiert de nouvelles chaque année. Un espace de 800 m² a aussi été aménagé au sein de ses tours afin de les y exposer. Une exposition sur un artiste roumain, Mircea Cantor, y est actuellement présente (et a défrayé la chronique artistique lorsqu’un technicien a « nettoyé » par erreur l’une des œuvres juste avant le vernissage de l’exposition, Ndlr).

Au rez-de-chaussée de la tour EDF, derrière la façade vitrée, une exposition de Renting’art est visible de tous dans le quartier d’affaires, passants comme salariés.

Dans quelques jours, ce sera au tour de celle de Louis Granet, un jeune peintre de 27 ans, dont le vernissage de l’exposition est prévu le 29 janvier. Il montrera 23 toiles, toutes réalisées au courant de l’année 2018. L’une provient de la collection privée de l’entreprise qui l’a achetée à l’artiste l’année passée, et neuf ont été réalisées pour l’occasion. L’exposition doit durer deux mois.

« On partage beaucoup avec les collaborateurs », déclare Aurélie Deplus, responsable de la Collection d’art contemporain de la Société générale, contactée par téléphone il y a deux semaines. Selon elle, les employés sont activement mobilisés dans le cadre des accrochages de la fondation de la grande banque.

« Autour de ces expositions, on organise des journées enfants, famille, des conférences dans tous les auditoriums, trois par mois sur l’actualité des expositions en France, comme celle, dernièrement, sur l’exposition de Mickael Jackson au Grand palais », énumère la responsable. La Société générale propose également aux salariés, sur certains projets, de s’impliquer au sein d’un comité d’acquisition des œuvres.

Devant l’entrée du siège de la banque, les avis de ceux qui y travaillent sont eux aussi globalement très positifs. « Faire appel à l’art dans le milieu professionnel contribue à humaniser et à rendre plus vivants des espaces de travail, des lieux où les salariés sont amenés à passer une partie importante de leur temps », analyse Laura, quarantenaire, salariée dans les ressources humaines de la grande banque, dont la fondation expose régulièrement au sein du siège.

« Qu’on ait des expositions d’art dans la tour, je trouve ça très bien. Ça permet de se prendre une pause, d’aller se cultiver un peu », note le trentenaire Édouard. Quelques mètres plus loin, Eric qui fume une cigarette pendant sa pause, est même reconnaissant : « Qui peut dire qu’il n’aime pas, qu’il n’apprécie pas ce qui est fait pour nous ? », interroge-t-il.

« Franchement, même si certaines personnes s’en foutent, c’est quand même un luxe de pouvoir vivre tous les jours parmi des œuvres d’art. Ils ne s’en rendent peut-être pas compte, ils ont oublié, mais elles habillent les lieux, les rendent moins austères, argue-t-il. Avoir de l’art comme ça au travail, ça enlève peut-être un peu le poids du stress et de la pression parfois. »

Pour la fondatrice d’Art espace, artiste et spécialiste de l’immobilier de bureau, l’art est tant vecteur de communication qu’un facteur de bien-être pour les occupants. « L’art entre dans une démarche de développement durable, qui inclue la notion de qualité de vie à l’intérieur des immeubles, assure Sabine de Courtilles. Rendre plus attractifs les lieux où l’on travaille permet de gagner en qualité de vie ».

Mais l’art apporte-t-il réellement le bien-être au travail ? « Je ne crois pas que l’art ait un impact sur l’apaisement des salariés, ou sur leur bien-être, nuance Vincent Pigache, secrétaire générale de l’union départementale CFDT des Hauts-de-Seine. Ça n’améliore pas leur qualité de vie, puisque ça n’impacte pas les relations entre les managers et les employés. »

« Pour améliorer le bien-être des salariés il faut traiter le fond du problème », déclare-t-il des tensions et du stress qui peuvent se manifester dans les environnements de travail des grandes sociétés de la Défense. « L’art peut susciter la curiosité, créer des échanges, contribuer à développer la culture de l’individu, reconnaît néanmoins Vincent Pigache. Nous estimons que l’émancipation passe par la connaissance, et le domaine culturel en fait partie. »

L’art en entreprise, une chance pour les artistes ?

Si l’art sert aux entreprises du quartier d’affaires, cette relation est aussi bénéfique aux artistes qui décorent leurs locaux ou y sont exposés. En effet, elle peut leur permettre de faire leurs preuves, et de servir de tremplin pour leur carrière, démocratisant au passage l’art contemporain auprès d’un public pas forcément connaisseur.

Louis Granet, du haut de ses 27 ans, a su tirer profit de l’art en entreprise : sa première exposition, au sein de l’immeuble Ampère de la Défense, l’a fait découvrir. Pendant dix jours, le jeune artiste aux peintures colorées s’est attelé à trois œuvres. « Il a peint de petites fresques dans l’espace lounge de l’immeuble », se rappelle de sa sollicitation Sabine de Courtilles, fondatrice de la société Art espace, spécialiste de la mise en relation d’artistes.

« Après ça, Louis a cartonné. Ça a été un accélérateur de sa carrière, il est ensuite parti aux États-Unis, puis il a fait des expositions dans tous les sens, confie-t-elle. A l’époque, le bâtiment Ampère était tenu par la Société générale, et ils ont fait appel à lui à nouveau pour l’exposer dans leurs locaux. »

« J’ai mille fois plus de plaisir à poser une pièce dans une entreprise, comme à Ampère, où je sais que beaucoup de monde passe, estime le jeune artiste. Qu’ils aiment ou pas, en tout cas, il y a un échange entre eux, à propos de ce qui est là. C’est stimulant, que ce ne soit pas une œuvre finie qui se pose dans un musée, c’est une œuvre vivante, parce qu’il y a des gens qui sont autour, qui vivent autour. »

Marc, rencontré au pied des deux tours de la Société générale jeudi dernier, confirme le propos du jeune artiste, estimant ainsi que l’entreprise démocratise l’art : « Pouvoir côtoyer tous les jours des expositions, comme à la Soge, ou bien croiser des œuvres monumentales qui habillent nos halls d’entrée, permet à l’art de devenir quelque chose, non pas de banal, mais à portée de main », argumente le trentenaire, avant de conclure : « C’est la culture qui vient à nous. »

PHOTOS : LA GAZETTE DE LA DEFENSE