Il est prévu qu’il ait un jour un public correspondant à sa taille comme à son envergure artistique, mais dort pour l’instant dans les entrailles de la Défense où il fut progressivement emmuré. Le Monstre de Raymond Moretti, oeuvre fantastique, mystérieuse et inquiétante constituée par son auteur, habitant du quartier d’affaires jusqu’à son décès en 2005. Depuis, elle n’est ouverte au public qu’en de rares occasions.

Au soir du jeudi 19 septembre, en plein milieu du parvis, ils sont une dizaine à attendre de pied ferme la visite du Monstre, dans le cadre de l’Urban week proposée par Paris La Défense. L’établissement gestionnaire et aménageur du quartier d’affaires est aussi le gardien de cette oeuvre monumentale, tout autant que de l’autres réalisation de Raymond Moretti, sa célèbre cheminée multicolore de 32 m de haut composée de 672 tubes de fibre de verre, nettement plus visible.

« C’est une oeuvre qui n’a ni début, ni fin, et n’a pas de sens en fait, même si beaucoup ont essayé de lui en donner : si vous n’y comprenez rien, c’est normal ! », expose Christine Hoarau-Beauval. Historienne spécialisée dans l’urbanisme et l’architecture contemporains, elle est sollicitée depuis quatre ans maintenant pour mener ces visites de l’Urban week. « On est dans un quartier qui peut être considéré comme un laboratoire de tout ce qu’on a fait depuis le début du XXe siècle jusqu’à aujourd’hui », note-t-elle peu avant que le petit groupe ne s’engouffre dans les entrelacs souterrains.

« Dans la tête de Moretti, il y a un début, une peinture qui est un hommage à son père qui était charpentier, expose pourtant du sens de cette oeuvre Sophie Litras, secrétaire de l’association des Amis de Raymond Moretti et amie très proche de l’artiste. Il est ensuite sorti de la toile, et a retranscrit selon son imagination des étapes importantes de la vie de la tout le monde : la naissance, la mort, la musique, la peinture, la science, le cinéma, les premiers pas sur la lune, le Big bang… après, il est vrai qu’il n’y a pas de fin, lui-même le disait. »

Tout commence à Nice pour le Monstre, qui ne portait alors aucun nom. « Il a commencé sa croissance dans une petite pièce de rien du tout, 3.50 m par 3.50 m. Un soir, j’ai regardé une toile, voilà. Elle existe toujours. Cachée dans un coin, confirme l’artiste lui-même dans un article de la revue Réalités en 1974. J’ai regardé la toile et je voulais rentrer à l’intérieur, simplement. Mais on ne peut pas entrer sur une surface à deux dimensions, alors il a bien fallu que la toile sorte d’elle-même. »

« C’est une oeuvre qui n’a ni début, ni fin, et n’a pas de sens en fait, même si beaucoup ont essayé de lui en donner : si vous n’y comprenez rien, c’est normal ! », expose Christine Hoarau-Beauval.

La guide et les visiteurs de ce 19 septembre descendent un escalier par une ouverture pratiquée dans le bâtiment naissant du projet de restauration Table square, face à la tour Coeur Défense. Quelques niveaux plus bas, un dernier escalier autrefois emprunté par les voyageurs du RER et désormais inutilisé amènent à une grande porte sculptée par l’artiste, faisant face à une grille fermée menant au tunnel de l’A14.

Derrière la porte signée de Raymond Moretti, une mezzanine donnant sur l’immense volume entouré de béton attend les visiteurs. Sur la gauche est implantée une petit guérite, où une salariée de Raymond Moretti a longtemps. Son carnet de recension des entrées et des paiements en Francs y est toujours ouvert, ainsi qu’un antique téléphone en état de fonctionnement, précise, amusé, le salarié chargé de la sécurité du lieu.

En contrebas de ce volume de 2 500 m² pour 18 m de haut trône le monstre, long de 30 m, occupant 1 000 m² sur cinq étages. Assemblement de compositions artistiques entremêlées, il est baigné d’un éclairage aux airs de mystère, composé par Raymond Moretti lui-même. Au sol comme sur les murs, d’immenses ombres… qui n’en sont pas. « Ce qu’on pense être des ombres projetées, c’est de la peinture », sourit la guide du soir.

Assemblement de compositions artistiques entremêlées, le Monstre est baigné d’un éclairage aux airs de mystère, composé par Raymond Moretti lui-même.

Raymond Moretti commence à travailler sur son Monstre dans les année 1960, dans son atelier niçois. Au debut des années 1970, il l’emporte déjà grand à Paris, dans le pavillon Baltard pas encore démoli aux Halles. Expulsé par l’immense chantier qui verra disparaître l’ancien marché parisien (où il réalisera par ailleurs en 1979 une fresque de 200 m² sur l’histoire de l’humanité, Ndlr), il lui cherche une place… ce sera à la Défense.

De son aveu même dans la revue Réalités, le peintre et sculpteur aurait pu aller n’importe où après les Halles, pourvu que l’on accueille son Monstre dénommé ainsi par l’écrivain et journaliste Joseph Kessel, grand ami de Raymond Moretti. L’oeuvre pesant déjà plus de 20 t, dans une forme quasi-aboutie, bénéficie d’un appel spontané d’un autre ami, Pablo Picasso.

« Il l’avait pris en amitié un peu comme un grand-père, rappelle Sophie Litras. Ca l’a énervé qu’on laisse un artiste sur le carreau, avec cette oeuvre qui fascinait tous les grands de l’époque. […] Il n’en a même pas parlé à Moretti, il a directement appelé l’AFP, de lui-même. » Un dépêche intitulée « Picasso au secours du peintre Moretti » en résulte le 17 février 1972.

« J’ai été moi-même l’objet d’expulsions, ça m’est arrivé très souvent […] ces expulsions coïncident avec de soi-disant hommages. La dimension de l’oeuvre de Moretti ajoute à mon inquiétude », alerte alors Picasso. « Après, ça a bougé dans les hautes sphères : la Défense était en chantier, et le ministre de la culture de l’époque l’a proposée », reprend Sophie Litras, qui note cependant que « Moretti a payé lui-même » le déménagement de son Monstre déjà monumental.

Ce sont donc deux oeuvres du XXe siècle qui s’unissent, dont l’une, urbanistique, est encore naissante… car le Monstre est alors installé à l’air libre. « En 1973, il n’y avait quasiment pas de dalle, si vous cassez le mur, vous avez vue sur l’Arc de triomphe », rappelle l’historienne Christine Hoarau-Beauval ce soir de décembre, d’un fait difficile à imaginer dans la pénombre du béton. « Progressivement, il s’est fait emmurer dans ce volume », au silence seulement troublé par les vibrations sourdes des RER circulant eux aussi dans les profondeurs de la Défense.

« On peut le considérer comme des études », reprend la guide en revenant à la sculpture devenue gigantesque. Pendant plusieurs décennies, Raymond Moretti parcourait les quelques dizaines de mètres séparant son domicile à l’architecture corbuséenne, la résidence Vision 80, de l’entrée de cette caverne de béton. Il y descendait, puis, dans son atelier aménagé dans un coin, travaillait à ses autres oeuvres ou recevait ses amis, au début pendant que le quartier d’affaires dormait, puis en journée.

La guide et les visiteurs du jour descendent alors un escalier par une ouverture pratiquée dans le bâtiment naissant du projet de restauration Table square, face à la tour Coeur Défense.

« Il peignait, il sculptait, il jouait beaucoup avec la musique », poursuit-elle du Monstre comme de l’ensemble des oeuvres de l’artiste passionné de jazz, auteur de bien des pochettes d’albums de jazzmen. Spécialiste des oeuvres de grand format, illustrateur des couvertures du Magazine littéraire de 1972 à 2004, ce touche-à-tout ami de bien des grands artistes et écrivains voyait parfois sa peinture « méprisée par l’intelligentsia », rappelle néanmoins Le Monde dans sa notice nécrologique.

Devant le Monstre, son talent ne semble pourtant pas souffrir de doutes. Les visiteurs du jour l’observent, ou plutôt la contemplent. Certains prennent moultes photos, l’agent de sécurité les observe. Christine Hoarau-Beauval décrit l’intérieur de cette caverne de béton, partie par partie, jusqu’à son « bric-à-brac » situé dans un noir quasi-complet sous la mezzanine, l’espace de stockage de l’artiste.

Sur les murs de la mezzanine, il avait accroché en hauteur des reproductions de nombreuses oeuvres. « Des lithographies de ses derniers travaux, toutes les pochettes de disques de jazz qu’il avait fait et les Unes du Magazine littéraire, des affiches d’expositions », témoigne Sophie Litras.

En juin 2005, Raymond Moretti disparaît à 73 ans. La porte du gigantesque volume souterrain est fermée. L’époque n’est pas à la reconnaissance artistique du Monstre de cet oiseau de nuit, habitant de la Défense pas comme les autres. L’immense sculpture est oubliée, négligée. « On ne comprend pas l’oeuvre, et quand on ne comprend pas, on n’en prend pas soin », fait remarquer l’historienne.

Quelques niveaux plus bas, un dernier escalier autrefois emprunté par les voyageurs du RER et désormais inutilisé amène à une grande porte sculptée par l’artiste.

La quasi-totalité des lithographies disparaissent des murs, quelques-unes volées, l’immense majorité retirés dans le cadre de la succession de l’artiste. Aujourd’hui, il n’en reste que peu de choses. Le monstre et ses éclairages, eux, subsistent quasiment intacts sous leur forme terminale. Pour le plus grand plaisir de quelques dizaines de chanceux qui peuvent venir l’observer chaque année, dans le cadre de visites toujours un peu exceptionnelles.

S’il a fallu quelques années, la valeur artistique de l’oeuvre à la fois la plus et la moins aboutie de Raymond Moretti n’est désormais plus mise en doute, même si ellle reste confinée à un public restreint. Paris La Défense ne compte d’ailleurs pas l’oublier, loin de là, dans le cadre de son ambitieux objectif consistant à aménager et ouvrir au public des espaces souterrains du quartier d’affaires, actuellement inaccessibles.

L’établissement public souhaiterait en effet créer des espaces artistiques et événementiels dans ces « volumes sous dalle », comme sont désignés ces salles plus ou moins grandes, laissées vides au fur et à mesure de la construction et des changements de la Défense. Au sein de l’appel d’offres de ces études de faisabilité liées en particulier aux règles de sécurité du public, Paris La Défense exige que l’appel à projets qui en découlera (si des solutions permettent d’ouvrir ces espaces au public, Ndlr) prévoie la « valorisation » de cette oeuvre encore relativement méconnue.

Mise à jour, 7 octobre 2019 : cet article a subi de très profondes modifications suite au témoignage comme aux documents envoyés par Sophie Litras, secrétaire de l’association des Amis de Raymond Moretti. Qu’elle en soit remerciée. La rédaction présente ses plus plates excuses à ses lecteurs pour les très nombreuses erreurs factuelles contenues dans la première version de l’article.