Ils ne sont pas contrôleurs mais doivent générer de plus en plus d’amendes sur les lignes Transilien pour le compte de la SNCF. Encouragée par les représentants des usagers des transports, dont la puissante Fédération nationale des associations d’usagers des transports (FNAUT), la lutte contre la fraude pousse aujourd’hui la SNCF à forcer ses agents de gare à s’assermenter pour y participer, tout comme elle les met en compétition en mesurant l’efficacité de chacun, selon un document que La Gazette s’est procuré. Pour le syndicat Sud, il dénonce cette politique, elle mènerait à une dégradation de la qualité du service comme des conditions de travail des agents de la SNCF.

La lutte anti-fraude serait-elle un des symboles de la transformation de la culture d’entreprise voulue par Guillaume Pepy, président du directoire de la SNCF, comme du changement politique à la tête de la Région Île-de-France ? En 2016, sa présidente Valérie Pécresse (LR) faisait de ce combat une priorité de sa campagne électorale. Arrivée au pouvoir, elle lie le financement du satellite du conseil régional chargé des transports, Île-de-France mobilités (ex-Stif, Ndlr), à une augmentation des bénéfices de la lutte anti-fraude.

Valérie Pécresse enjoint ainsi à la SNCF « des objectifs très concrets ». Via Île-de-France mobilités, qu’elle préside, elle a augmenté les objectifs de recouvrement fixés dans les avenants aux contrats liant l’organisme de la Région à la SNCF. Pour cette dernière, il s’agit maintenant de récupérer 10 millions d’euros supplémentaires par an dans la « Lutte anti-fraude » (dont l’acronyme interne est « Laf », Ndlr).

Le 15 octobre dernier, le site internet Huffington Post révèle une affiche de la direction de la SNCF, affichée à Asnières à destination des agents commerciaux désrormais assermentés contre la fraude, et exerçant dans les Hauts-de-Seine. Elle promet des primes en chèques-cadeaux de 250 euros, 150 euros et 100 euros aux agents « top lafeurs », c’est-à-dire les plus efficaces dans la délivrance et le paiement comptant d’amendes. Un « prix spécial » de 100 euros est même réservé à celui ayant récolté le plus de paiements à 68 euros. La SNCF s’était distanciée de cette «  initiative locale ».

Pourtant, un autre document interne que s’est procuré la Gazette, affiche la volonté d’une mise sur orbite de la « fusée » Laf. Dans ce « flash des bonnes pratiques » consacré à la lutte contre la fraude, diffusé par la direction des gares Transilien des lignes L et du RER A, les résultats dépasseraient les prévisions de la SNCF : le rythme des amendes progresse sur une « dynamique très encourageante » et la direction concernée vise 500 000 euros de chiffre d’affaires d’ici à la fin de l’année.

Pour entretenir cette dynamique, la SNCF offre à l’ensemble de ses agents les conseils et la stratégie de ses managers de secteur les plus efficaces. La manageuse de la zone de Saint-Cloud, qui a généré 1 178 euros en une semaine de juin, confie aux employés qu’elle utilise la « méthode CRAC », qui consisterait à « creuser, reformuler, argumenter et conclure » pour convaincre les usagers de payer directement leur amende.

Mais le meilleur, c’est bien le manager des lignes A et L du Transilien A et L. En une semaine, ses équipes ont récolté 6 032 euros auprès des voyageurs en infraction. Son secret ? « Le management de la performance » : il analyse chaque reporting des opérations Laf pour débriefer et trouver les « bonnes pratiques », celles qui rapportent le plus. Sur la zone de la Défense, la lutte anti-fraude a ainsi rapporté 1 132 euros.

Un document interne que s’est procuré la Gazette,affiche la volonté d’une mise sur orbite de la « fusée » Lutte anti-fraude (Laf) dans les gares du RER A et de la ligne L du Transilien.

Militant du syndicat Sud de la compagnie ferroviaire et cheminot à Mantes-la-Jolie, Eric Bezou estime que ces pratiques témoignent d’une nouvelle organisation du travail tournée vers le gain de productivité. « La lutte anti-fraude est devenue tellement importante que l’entreprise est prête à dégarnir une gare pour ensuite attendre les voyageurs dans la gare d’après avec un barrage de contrôle, analyse-t-il tout en le déplorant. On pousse à la fraude du bras droit pour verbaliser les voyageurs du bras gauche, la SNCF piège les voyageurs. »

« Sur le principe on n’y est pas opposés, on pense même qu’il y avait un peu de laisser-aller, donc on y est plutôt favorable, note Marc Pélissier, président Fédération nationale des associations d’usagers des transports (FNAUT). En revanche, il ne faut pas que cela se fasse au détriment de la fluidité dans les gares. »

La SNCF (qui n’a pas souhaité répondre dans cette édition, Ndlr) « vend du rêve à l’organisme en leur promettant que l’on va contrôler à outrance », estime le militant de Sud des garanties données par l’entreprise au conseil régional d’Île-de-France. Pour arriver aux résultats promis, la SNCF miserait selon lui beaucoup sur l’élargissement des assermentations d’agents non contrôleurs, alors autorisés à délivrer eux aussi des contraventions.

« Normalement, les agents de gare, les agents commerciaux, ils sont là pour vendre et pour renseigner, ils connaissent bien les alentours des gares et des connexions », explique Eric Bezou, qui accuse  : « A la Défense, on licencie carrément ceux que l’on peut pas, ou qui ne veulent pas, être assermentés. » Selon lui, « le service se dégrade » en gare, faute d’agents disponibles pour d’autres missions.

« Il sont prêt à pousser dehors tous ceux qui ne sont pas d’accord avec la politique de lutte anti-fraude à outrance, poursuit-t-il. Rien qu’à Asnières, deux jeunes embauchés ont été virés parce qu’ils étaient pas très chauds pour la Laf. Le message est très clair, si vous n’êtes pas content, c’est la porte. »

Ces pratiques interrogent beaucoup plus le président de la FNAUT. « Déjà, on ne nous a jamais présenté la Laf comme un transfert de personnel de l’accueil vers le contrôle, ensuite, on nous a toujours dit que le processus de l’assermentation se fait sur la base du volontariat, s’étonne ainsi Marc Pélissier. Si ces informations sont vraies, nous allons les vérifier et les faire remonter, si la lutte anti-fraude diminue le rôle de conseil et d’information, on est confronté à un vrai problème. »